Le phénomène commence à prendre de plus en plus d'ampleur et inquiète les parents. Sur pratiquement tout le territoire tunisien, de nouveaux jardins d'enfants coraniques dirigés par des associations islamiques mystères ouvrent leurs portes sans avoir obtenu d'autorisation officielle et dispensent un enseignement religieux rigoriste à des enfants en bas âge. On dénombre actuellement deux cents établissements selon le ministère de tutelle. Et ce nombre ne cesse d'augmenter. Dans ces espaces ternes et sans vie, des animateurs et des animatrices séparent les garçons et les filles et les abreuvent, tout au long de la journée, de récits et de versets coraniques qu'ils ânonnent machinalement sans en saisir le sens. Pas d'espace vert, pas d'activités ludiques, pas d'ateliers de peinture, de dessin, seulement des tables et des chaises dans des salles aménagées en classe pour apprendre à des enfants âgés entre trois et cinq ans l'intégralité du contenu du Livre saint. Pourtant, à cet âge, des activités d'éveil sont indispensables pour que l'enfant se familiarise avec son corps et son environnement et prenne conscience de l'espace dans lequel il évolue, en acquérant progressivement une certaine dextérité, grâce à un apprentissage basé essentiellement sur le jeu. Accordant une importance primordiale aux différents stades de développement de l'enfant, le ministère des Affaires de la femme, de la famille (Maff) et de l'enfance a élaboré, avec l'appui d'experts et de spécialistes de l'enfance, un programme comportant des objectifs et des directives auxquels doivent se conformer les jardins d'enfants pour favoriser l'épanouissement et le développement psychomoteur de l'enfant. En effet, l'apprentissage doit se faire en jouant, selon la théorie de Piaget. Les jardins d'enfants doivent inclure dans leur programme des activités qui aident l'enfant à passer du stade de perception des objets qui l'entourent au stade symbolique de leur représentation, et ce, par le biais d'une approche pédagogique étudiée. Les activités ludiques et les jeux collectifs lui permettent non seulement de prendre conscience de son corps mais d'apprendre également, à l'aide de symboles et à travers des images, à représenter les choses qu'il perçoit. «Le Maff a défini un programme national bien précis destiné aux enfants âgés de trois à cinq ans. Il comporte une série d'objectifs qui s'articulent autour de l'éveil à la découverte, de l'organisation d'activités ludiques et de jeux collectifs destinés à favoriser le développement psychomoteur de l'enfant, a relevé Mme Alyssa Khouaja, psychologue et responsable au sein de la direction de l'enfance et des institutions de la prime enfance du ministère des Affaires de la femme et de la famille. Ces activités d'éveil, importantes pour l'équilibre psychologique de l'enfant, l'aident à prendre conscience des notions du temps et de l'espace. Le programme national pour les jardins d'enfants prévoit également des activités destinées à renforcer la communication orale et les situations d'échanges. Enfin, un des objectifs fixés par le ministère prévoit d'initier les enfants âgés entre trois et cinq ans aux apprentissages de base, à savoir le calcul, l'écriture et la lecture». Apprentissage unidimensionnel Or, outre le fait qu'elles ne se conforment pas au cahier des charges, le ministère reproche aux jardins d'enfants relevant des associations islamiques de préférer à un programme adapté aux besoins de l'enfant et favorisant son éveil, un apprentissage unidimensionnel basé sur l'enseignement académique des préceptes de l'Islam. «Nous n'avons rien contre l'apprentissage du Coran, affirme, à ce propos, Mme Khouaja. C'est l'approche adoptée dans ces jardins d'enfants qui nous pose problème. En fait, il n'y a ni programme ni approche. Les animatrices qui assurent l'apprentissage ne sont souvent pas qualifiées pour s'occuper des enfants dans cette tranche d'âge. Par ailleurs, alors que cet apprentissage doit être basé sur des activités ludiques qui développent la mémoire et l'intelligence, l'apprentissage est unidimensionnel, axé essentiellement sur l'enseignement du Coran. Nous ne pouvons pas contrôler les messages que véhiculent ces jardins d'enfants sur les rapports hommes-femmes, sur le rôle de la femme dans la société musulmane, sur le port du voile, la séparation des sexes...» Afin d'échapper au contrôle des services de l'enfance relevant du ministère, des associations savent se faire discrètes, rendant la tâche difficile aux inspecteurs qui se livrent à un travail de limier sur le terrain pour les dénicher dans les ruelles et les quartiers des cités. Un inspecteur au service régional de l'enfance de l'Ariana en découvre un en 2010, par hasard, dans un des arrondissements de l'Ariana. «C'est en tant que parent que j'ai eu l'occasion de visiter un de ces jardins d'enfants, raconte l'inspecteur. Ce jardin ne répondait pas du tout aux normes fixées par le cahier des charges. Tout d'abord, l'espace auquel nous accordons une grande importance n'était pas du tout approprié à l'apprentissage d'enfants âgés entre trois et cinq ans. Pas d'aire de jeu. A l'intérieur, les classes étaient surpeuplées. A peine 1m50 pour chaque enfant. Les normes de sécurité n'étaient pas non plus respectées. En outre, j'ai remarqué que les animatrices n'utilisaient aucun support ludique avec les enfants. Or, à cet âge-là, c'est en jouant qu'on apprend». Depuis le mois de mars dernier, les inspecteurs relevant de l'enfance ont visité à l'improviste plusieurs jardins d'enfants ouverts par des associations islamiques, recensant près de deux cents établissements exerçant illégalement sans respecter les conditions fixées par le cahier des charges élaboré par le ministère des Affaires de la femme et de la famille. Les rapports d'inspection, qui ont été établis, font état de plusieurs dysfonctionnements : non qualifiés pour la majorité, les animateurs et les animatrices enseignent des enfants âgés entre trois et cinq ans sans se référer à aucune approche pédagogique ni objectifs précis, et débitent machinalement tout au long de la journée des récits sur la vie des messagers et des prophètes et des versets du Livre saint que les enfants doivent mémoriser par cœur. Conformément aux recommandations émises au cours du dernier conseil ministériel restreint, ces établissements devront régulariser leur situation et se conformer au cahier des charges du Maff. Dans le cas contraire, le ministère déposera plainte auprès du secrétariat du gouvernement afin que ce dernier leur retire leur autorisation. «Ces jardins d'enfants relèvent d'associations islamiques qui ont obtenu une autorisation du secrétariat du gouvernement pour pouvoir exercer. Nous ne pouvons prendre aucune décision concernant ces jardins d'enfants tant que les propriétaires de ces établissements n'ont pas reçu l'agrément du ministère. Ces derniers doivent accepter de respecter les conditions fixées par le cahier des charges et d'être contrôlés par des inspecteurs de l'enfance. Par ailleurs, ils doivent renoncer à pratiquer un apprentissage basé uniquement sur l'enseignement du Coran et opter plutôt pour une autre alternative, en créant au sein du jardin d'enfants un club d'enseignement du Coran», note la directrice du préscolaire. Mais les associations ne l'entendent pas de cette oreille. Ignorant totalement l'importance de l'épanouissement et du développement psychomoteur de l'enfant à ce stade de l'enfance, elles sont, plutôt, mues par le souci d'éduquer les enfants suivant les principes de la sunna en les initiant très tôt aux valeurs de l'Islam afin d'en faire «de bons musulmans». L'exception à la règle La ligue «Nour el Bayan» en a fait sa devise. Cette association islamique, qui a installé ses quartiers à Tunis, a ouvert deux jardins d'enfants coraniques afin d'éduquer et d'inculquer aux enfants en bas âge les bases des préceptes de l'Islam. C'est dans une villa luxueuse du quartier de Montfleury que l'association s'est installée, réservant une aile pour l'accueil des enfants en bas âge. Sur une grande pancarte à l'entrée, on peut lire: «Apprenons à nos enfants les valeurs nobles». Dans le jardin, une petite aire de jeux a été aménagée mais elle était vide le jour où nous avons rendu visite à cet établissement. Une femme voilée nous a reçus mais a refusé de répondre à nos questions, niant l'existence même d'un jardin d'enfants. Pourtant, derrière les portes d'une pièce, des petites voix d'enfants résonnaient, récitant un verset du Coran et des croquis et des coloriages étaient éparpillés sur un bureau d'accueil. Peine perdue. La jeune femme s'obstine à garder le silence, nous communiquant juste les coordonnées du président de l'association. Nullement découragés, nous décidons de rendre visite à un autre jardin d'enfants situé dans un des quartiers d'El Menzah. Idem, l'entrée nous est refusée par des jeunes filles portant le voile. Nous nous rendons à un autre établissement situé, celui-ci, à la Cité Ennasr. Appartenant à l'association Abdallah Ibn Massoud, le jardin d'enfants a été aménagé dans une villa confortable et spacieuse. Le président s'est strictement conformé aux normes du cahier des charges. Ce dernier a recruté neuf animatrices dont deux diplômées de l'enseignement supérieur qui ont suivi une formation dans la psychologie de l'enfance. Des experts étrangers rendent régulièrement visite à l'association afin de suivre le travail des animatrices et leur prodiguer des conseils. L'éducation des enfants âgés entre trois et cinq ans se déroule, dans ce jardin d'enfants, sur la base d'un programme bien précis, élaboré avec l'aide de spécialistes et qui allie à la fois l'apprentissage du Coran et des activités d'éveil. En effet, ce programme comporte des ateliers de peinture, de dessin, de théâtre ainsi que des activités ludiques et d'initiation à la lecture et à l'écriture, outre l'apprentissage des langues étrangères. Au premier étage, dans une salle peinte en jaune et en bleu et joliment décorée, des enfants âgés de quatre ans assis autour d'une table forment des personnages avec de la pâte à modeler. Dans un coin, un autre groupe d'enfants jouent joyeusement ensemble. Un coin a également été aménagé pour les petits désirant colorier et faire des dessins sous le regard attentif d'une animatrice. Les meilleurs coloriages et travaux ont été accrochés sur les murs. Au sous-sol, une grande pièce a été aménagée en aire de jeux et en ateliers de théâtre, de marionnettes et de peinture. Un grand écran plat a été installé pour pouvoir visionner des films pour enfants, des dessins animés... «Nous ne ressemblons pas du tout aux autres jardins d'enfants coraniques, explique Mme Samira Zaiem, une des membres de l'association, chargée de section. Il est essentiel pour nous que l'enfant joue et s'épanouisse. L'approche adoptée par l'association se base essentiellement sur la pratique d'activités qui développent l'intelligence, la curiosité et l'esprit critique chez l'enfant. Il apprend en s'amusant, en dessinant, en mettant en scène une histoire... Par exemple, nous apprenons les chiffres aux enfants en effectuant des gestes avec nos doigts. Prenons le cas de l'apprentissage des bases de la religion musulmane, il n'est pas question que l'enfant apprenne de façon machinale des versets du Coran. A titre d'exemple, afin qu'il mémorise des récits sur la vie des messagers et des prophètes de Dieu, nous les théâtralisons et mettons en scène des histoires courtes, ce qui les aide à mieux mémoriser. C'est une approche moderne et innovante que nous avons adoptée dans ce jardin d'enfants qui a, d'ailleurs, reçu la certification ISO 2001». Alors que les uns prônent l'endoctrinement des enfants, ce jardin d'enfants coranique a décidé de faire exception à la règle et de former une génération ouverte sur le monde et la modernité, en restant attachée à ses racines arabo-musulmanes. Nouvelle procédure Une consultation vient d'être lancée par le ministère des Affaires de la femme et de la famille pour réorganiser le secteur des jardins d'enfants. C'est au niveau de la procédure à suivre pour ouvrir un jardin d'enfants que les choses vont changer. Avant, toute personne désirant ouvrir un jardin d'enfants devait retirer une copie du cahier des charges auprès du service régional de l'enfance et s'engager sur l'honneur qu'elle respectera les conditions du cahier des charges. Ensuite, ce dernier envoie au service un rapport comportant des informations sur l'espace, les équipements, le personnel. Après ouverture, un inspecteur se rend sur place pour vérifier si l'espace est bien conforme aux normes du cahier des charges. Si c'est le cas, le chef du projet se voit délivrer un agrément du ministère. Le ministère réfléchit à l'éventuelle possibilité de changer cette procédure. Dorénavant, toute personne désirant ouvrir un jardin d'enfants devra déposer avant le mois d'avril son dossier au niveau du gouvernorat. Une commission régionale composée du gouverneur, des représentants du ministère des affaires de la femme, du ministère de l'Education, de l'Intérieur, des Affaires sociales, des Affaires religieuses et de l'Utica siégera en avril et examinera les dossiers. Les divers avis seront ensuite envoyés au ministère des Affaires de la femme et de la famille qui prendra la décision finale d'accorder ou pas l'autorisation d'ouvrir des jardins d'enfants. I.H.