Parmi les activités sorties tout droit de la révolution tunisienne, celle de l'écriture est une des plus remarquables. En arabe, en français et même en anglais, sur facebook, twitter et dans les blogs, jusqu'aux ouvrages, en passant par les sites et la presse papier, la production a enflé. Les journalistes et les chroniqueurs ont du mal à enserrer cette vague déferlante, les comptes rendus se multiplient sans embrasser l'ampleur d'une énergie encore difficile à évaluer. A vue de nez, à l'instar de la presse qui prolifère tous genres confondus, les librairies s'animent au-delà des rentrées scolaires, les éditeurs turbinent sans juguler les offres de textes, les lecteurs voient des étalages plus fournis et choisissent des titres plus diversifiés. On note presque un effet de saturation et les critiques pleuvent, signe que les attentes des Tunisiens, dont l'expression s'est libérée depuis le 14 janvier 2011, sont loin d'être comblées dans ce domaine comme dans d'autres. Il faut savoir se réjouir de cette inflation, même si elle recouvre le meilleur comme le pire. La lecture au centre La 29e foire internationale du livre qui s'est tenue au palais du Kram du 2 au 11 novembre a eu son lot de commentaires. Elle n'a pas manqué de susciter des attaques sur l'approvisionnement des étalages ou le genre de livres offerts. Il est sain que la première manifestation autour du livre depuis janvier 2011 déclenche autant de réclamations. Ces protestations s'ajoutent aux signes, mineurs, qui rassurent sur cette transition chaotique. Sous la croûte des activités politiciennes qui polluent l'air et le mental des citoyens, l'émoi autour du livre porte un besoin encore vivant de nouveauté, un appétit persistant pour la nourriture de l'esprit. Les appels lancés pour renouveler le stock de livres sur la religion, sortir de la médiocrité des opuscules qui inondent les trottoirs des mosquées révèlent une exigence du public, une faim inassouvie. Cette manifestation expose au grand jour les problèmes du secteur éditorial et c'est bien qu'on en parle. Pour avoir sillonné les couloirs de la foire, je comprends le point de vue du visiteur qui déambule devant les stands encombrés. Les livres sont mal mis en valeur, l'acoustique est assommante et l'ambiance n'incite pas à s'attarder pour découvrir ou flâner. Il faut de l'opiniâtreté et une forte envie de trouver un titre ou un éditeur pour arriver à son but. Les rencontres organisées en marge sont introuvables, leur programmation ne parvient pas au visiteur qui n'a pas un programme ou n'a pas remarqué une annonce préalable. Certes, à l'occasion de l'événement, les médias sont plus diserts sur la production éditoriale mais l'impression de désordre rappelle la gabegie qui règne dans le pays, dans la circulation, dans les rues, dans les administrations, dans les magasins... Comme dans les sessions précédentes, des parents achètent la réserve annuelle de leurs enfants, des amis d'auteurs ou d'éditeurs se déplacent pour des stands attitrés, quelques signatures attirent des lecteurs ciblés d'avance. On voit les piles des best-sellers déjà annoncés et la forte représentation de la littérature enfantine comme la présence du livre dit « religieux » sont des traits anciens. Comme d'habitude, cette foire pose la question de la politique publique de la lecture autant sinon plus que celle du commerce des livres. Entre promeneurs nonchalants, professionnels et clients, il faut croire qu'il y a un potentiel de lecteurs. Dans le maillon qui relie l'achat d'un livre à son lecteur réside une grande partie des objectifs d'une telle foire. Le nombre des lecteurs de livres baisse partout dans le monde et la Tunisie affronte le problème de l'invasion d'Internet en même temps qu'elle doit rendre la culture plus accessible. Fabriquer de nouveaux lecteurs à partir du public d'une foire est une initiative complexe. La prochaine mission de la foire du livre n'incombe pas seulement au Centre national du livre (dont le ministère de la Culture vient de déclarer la naissance) mais également aux professionnels de la chaîne éditoriale, aux médias comme au système éducatif qui doivent réfléchir à la façon de faire de la lecture une sève bienfaisante pour la Tunisie post 14 janvier. Cataloguer et innover autour du livre Un opuscule témoigne d'un travail de l'ombre qu'il faut saluer comme beaucoup d'entreprises discrètes qui tissent la transition. Livres de la révolution est une brochure bilingue éditée par la Bibliothèque Nationale de Tunisie à l'occasion de cette 29e foire. Dix-sept pages en français et quarante-quatre pages en arabe inventorient l'ensemble de la production livresque publiée en 2011 et 2012 autour du thème de la Révolution. Accompagné d'un cédérom et illustré par les couvertures des ouvrages, ce catalogue témoigne d'une conscience du rôle du livre dans une période comme celle que la Tunisie traverse. Incluant une dizaine de titres publiés en France et un titre édité à Beyrouth, cette bibliographie tunisienne totalise 54 ouvrages en français et 104 ouvrages en arabe. La production post-Révolution traduit une vitalité éditoriale locale, concentrée toutefois entre Tunis et Sfax. A travers ce prisme et dans le remue-ménage économique, on entrevoit un secteur hyper centralisé qui appelle lui aussi à une mutation. Du côté des auteurs, cette activité de fourmi qui se fait en retrait de l'avant-scène médiatico-politique est une mise en ordre nécessaire à moyen et long terme, à condition que la lecture soit stimulée et plus présente dans la vie du citoyen. Les bibliothèques publiques — devenues des salles de révision scolaire palliant le manque des collèges et lycées — doivent reprendre leur rôle de lieu d'échanges autour des livres, en tenant compte du goût des jeunes générations pour l'informatique et l'image. On ne peut se passer de ces deux vecteurs pour redonner aux enfants et aux adultes le goût de lire, sans renoncer à la modernité des technologies de l'information ni obstruer les thèmes qui les intéressent. La radio et la télévision qui travaillent sur l'émotion peuvent contribuer à donner au livre proximité et visibilité critiques. L'école comme l'université recèlent des compétences pédagogiques diversifiées qui peuvent se pencher sur des méthodes adaptées aux réalités de la société tunisienne. Le réseau des libraires — peu mis en valeur et peu connecté — peut lui aussi investir l'informatique pour sortir le livre de la logique marchande qui l'atrophie. Comme d'autres activités, lire et écrire révèlent les différentes facettes de la crise sociale, économique et culturelle de la Tunisie. Le pays doit relever là aussi des défis complexes dans l'environnement moderne où nous évoluons. Les habitudes de production qui étouffent la culture et les vecteurs actuels de consommation participent à la diffusion de publications obscurantistes qui tuent à leur tour l'esprit, la liberté et le rêve. Lecteurs et professionnels ont du pain sur la planche pour que la Révolution ouvre des horizons devant le livre et l'édition. En ce temps où Internet facilite la circulation de tout et n'importe quoi, alimenter en amont l'écrit, organiser des manifestations autour du livre, veiller à le faire connaître est un pas contre le déferlement de l'ignorance et l'infiltration d'une production sinistre. Ce phénomène qui indigne les commentateurs sévères de la foire du livre, à la vue de certains titres et visiteurs, n'est pas simple à soigner. Il reste à prolonger cette indignation dans le temps et dans l'espace public par une innovation autour de la lecture qui donne à l'édition la place qui lui revient dans l'avènement d'une démocratie. L'apprentissage de celle-ci est aussi l'affaire des gens du livre dans leur ensemble.