Malheureusement, la politique en est encore à un stade pastoral en Tunisie. Trop d'archaïsmes l'imprègnent profondément. La crise de la centrale syndicale, l'Ugtt, aux prises avec le gouvernement et le mouvement Ennahdha, en est témoin. En fait, quelles sont les donnes en place ? La crise est ouverte. Le ministre et porte-parole du gouvernement, Samir Dilou, a reconnu les faits déclencheurs. Des groupes autoproclamés et dits «de protection de la révolution» ont ouvert les hostilités. Ils ont provoqué les syndicalistes, mardi dernier, devant le siège central de l'Ugtt place Mohamed-Ali à Tunis. Des échauffourées et violences graves s'ensuivirent. L'inféodation de ces groupes au mouvement Ennahdha n'est un secret pour personne. Exaspérée, l'Ugtt a tenu le lendemain une commission administrative générale. On escomptait une réaction plus ou moins mesurée. Entre-temps, M. Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, a tenu une conférence de presse. Il y a préconisé de procéder aux perquisitions dans les sièges de l'Ugtt, l'accusant d'y entasser des gourdins et des armes. La tension en est encore montée d'un cran. La commission administrative de l'Ugtt a alors décrété la grève générale pour le 13 décembre. Elle a en même temps exigé du gouvernement de dissoudre lesdits comités de protection de la révolution et de traduire en justice les fauteurs de trouble du mardi 4 décembre. Les syndicalistes ont annoncé en sus le dépôt d'une plainte auprès de l'Organisation internationale du travail (OIT). Des leaders de la centrale syndicale ont exigé également des excuses publiques du mouvement Ennahdha au peuple tunisien. En somme, l'Ugtt a été réactive tout au long de cette crise. Outrancièrement au regard de certains observateurs. N'empêche. Réclamée par plusieurs personnes, la médiation entre l'Ugtt et Ennahdha a jusqu'ici échoué. Cependant, force est de constater que les institutions n'ont guère fonctionné. Juste des initiatives individuelles, si généreuses soient-elles. Ou, tout au plus, un dîner organisé par le président de la République que certains dirigeants de partis (Hamma Hammami et Chokri Belaïd du Front populaire) ont boycotté d'emblée. Ils y dénoncent la présence de M. Rached Ghannouchi. C'est dire qu'en cette phase transitoire, les instances de dialogue font défaut. Ou sommeillent. On aurait bien escompté un rôle de l'Assemblée constituante. Source originelle et fondatrice de tous les pouvoirs en place, elle se réduit désormais à une arène d'interminables joutes partisanes. En même temps, étrangement, le chef du gouvernement, M. Hamadi Jebali, se claquemure dans un mutisme décapant. Lors des douloureux événements de Siliana, il avait pourtant parlé là où il ne fallait pas. Ses fameux propos («Il n'y a plus de «dégage»... le gouverneur de Siliana ne dégagera pas et pour le dégager, il faudra me dégager moi-même auparavant») avaient jeté de l'huile sur le feu. Entre-temps, le gouverneur de Siliana a été dégagé et Hamadi Jebali est toujours en poste. Lors de la crise actuelle, tout le monde parle, ou presque. Sauf le chef du gouvernement. Pourtant, on observe une dissonance entre les propos conciliants des nahdhaouis au gouvernement (Dilou et Abdellatif Mekki, notamment) et les déclarations tonitruantes et à l'emporte-pièce des autres responsables nahdhaouis strictement partisans. Bien évidemment, être aux commandes de l'Etat impose un maintien, un profil et un discours. Même si, encore une fois, la communication de crise ne semble guère être le point fort du gouvernement. En tout état de cause, paradoxes il y a. En premier lieu, les phases transitoires sont par essence fondées sur le consensus. Et si les structures, instances et dynamiques de dialogue y font défaut, c'est qu'il y a anguille sous roche. Cela témoigne de sérieuses lézardes dans l'édifice. Le paradoxe est double en fait. Ennahdha et le CPR avaient boycotté, mi-octobre, le Congrès de dialogue national de l'Ugtt. Les deux partis sont aujourd'hui au centre du différend avec la centrale syndicale. Il semble par ailleurs que des tempéraments individuels, des inclinaisons et des inimitiés personnelles interfèrent dans cette crise. Ce qui en dit long, là aussi, sur la faiblesse, voire l'inconsistance caractérisée, de la classe politique dans son ensemble. Elle impose de fait un traitement pastoral d'une crise institutionnelle. Ce qui est une autre manière de la faire perdurer.