La nouvelle de l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi ce vendredi 17 décembre se propage dans la ville comme un feu de paille. Attia Athmouni, Khaled Aouinia, Ali Zaraï : aucun de ces trois militants syndicalistes et activistes politiques de gauche n'a assisté à l'acte désespéré de Bouazizi. Mais lorsqu'ils rejoignent la placette devant le gouvernorat, ils devinent l'ampleur de la tragédie. Au gré des jours qui suivront, ils participent à l'organisation de la lutte contre le régime, instrumentalisant à souhait la tentative de suicide du jeune vendeur ambulant. Que sont devenus, deux ans après, ces révolutionnaires de la première heure ? Où en sont leurs rêves ? Leurs revendications ? Quel positionnement ont-ils choisi pour poursuivre leur engagement premier ? Nous les avons rencontrés. Deux ans après, la flamme révolutionnaire continue à briller dans les yeux des trois hommes... Attia Athmouni, professeur de philo : Les illusions perdues On l'appelait le zaïm. Pendant les années de plomb, Attia Athmouni, 61 ans, professeur de philosophie, syndicaliste et membre du bureau politique du Parti démocratique progressiste (PDP) jusqu'à la révolution a été de tous les combats qui ont agité la ville. Pendant les jours de colère à Sidi Bouzid, il est désigné porte-parole Comité de soutien et de suivi de la population. De la revendication d'un groupe d'opposants à Ben Ali en 2008 d'une amnistie générale, au sit in devant le gouvernorat en 2009 des agriculteurs de Regueb dont les terres ont été confisquées, à la manifestation pro-Gaza contre l'arraisonnement de la «Flottille de la liberté» par l'armée israélienne en 2010... toutes les occasions étaient bonnes pour le professeur afin de mobiliser les hommes et les femmes de la ville contre le régime en place. Le prof de philo fait partie du petit comité, qui s'est rendu au chevet de Mohamed Bouazizi à l'hôpital local. «Il avait le visage cramé et respirait à peine malgré son masque d'oxygène. Les structures hospitalières de Sidi Bouzid manquant terriblement d'équipements destinés aux grands brûlés, nous avons poussé le directeur à l'envoyer à Sfax», se rappelle Attia Athmouni. Le Zaïm est désigné porte-parole du Comité de soutien et de suivi de la population de Sidi Bouzid, une cellule de veille créée le soir du 17 décembre par les militants de tous bords pour structurer la lutte contre le pouvoir et diffuser des communiqués sur l'évolution des évènements. Avant d'être jeté en prison le 28 décembre, il interviendra à quatre reprises sur la chaîne de TV Al Jazira pour notamment démentir la version officielle de l'insurrection de Sidi Bouzid «déguisée» par les autorités sous l'aspect d'un fait divers anodin dû au «suicide d'un jeune homme à l'équilibre psychologique fragile» (sic !). Attia Athmouni a perdu beaucoup de ses illusions après les élections du 23 octobre 2011. Premier choc : le revers que subit le PDP à l'issue du scrutin régional, un parti pourtant ancré dans la ville depuis des années. Second choc : le vote émotion, voire de motivation tribale des Bouzidiens, qui a permis à la Aridha (la Pétition populaire) de Hachemi Hamdi de rafler un important nombre de sièges à l'ANC. «La population a confondu entre un feuilleton mexicain, où le héros, riche et romantique, fait rêver les spectateurs et la politique politicienne !», renchérit le professeur aujourd'hui à la retraite. L'homme à l'éternel béret s'est retiré du PDP, déçu que la campagne du parti ait été concentrée sur la personne d'Ahmed Nejib Chabbi tout en négligeant d'associer les bases régionales et en refusant par la suite d'engager une profonde évaluation sur ses choix et ses résultats. Il décide alors de rompre les ponts avec la politique et se fait...agriculteur. Juste le temps d'une saison, celui de découvrir à quel point il était piètre maraîcher en se trompant de terrain, de semence et en se faisant voler les quelques belles pastèques miraculées par l'ouvrier qu'il avait élu. Le prof de philo revient alors à ses anciennes amours, la politique encore et toujours. Il fonde un parti centriste, «La Voix de la volonté» et renoue avec les idées, les débats et l'écriture. Son livre, actuellement en dernière phase de rédaction porte sur le roman de la révolution dont il était l'une des figures les plus marquantes. Khaled Aouainia, avocat : Nous nous sommes tant aimés Avocat à la cour de cassation, Khaled Aouinia, 50 ans, se fait remarquer par sa prise en charge volontaire des plus délicats procès politiques de l'époque Ben Ali. Il défend les «indéfendables» : des insurgés du bassin minier de Gafsa aux jeunes salafistes de l'affaire Soliman, dont beaucoup étaient originaires de Sidi Bouzid. Il a fait partie du groupe d'avocats, qui ont rallié très vite et amplifié le mouvement de protestation né après le «drame». Le cabinet de Khaled Aouinia, se trouve à moins de 500 mètres du siège du gouvernorat. Il arrive à midi sur le lieu du drame et trouve des hommes et des femmes sous le choc, des vendeurs ambulants amis de Bouazizi, des membres de sa famille, des syndicalistes rassemblés pour s'enquérir de l'incident et demander des comptes aux autorités en scandant des slogans en hommage au jeune Mohamed. Le lendemain, jour de marché de la ville, l'avocat rejoint la placette devant le gouvernorat à 10h00. Visiblement, il n'a pas été le seul à avoir ce réflexe de retourner sur les lieux symbolisant l'injustice ponctuelle du pouvoir local. Tribun fougueux, l'avocat clame devant une foule qu'emporte l'énergie de sa gestuelle et les intonations de sa puissante voix : «Ce message est pour vous M. le gouverneur. Ecoutez-moi également vous autres, membres de la police politique, nous voulons une vie digne. Sidi Bouzid vit au-dessous du degré zéro de la pauvreté, cela ne peut pas continuer, ni d'ailleurs la corruption généralisée, à l'hôpital, au tribunal, au sein même de l'administration du gouvernorat, dans les travaux publics...». Applaudissements soutenus. Khaled Aouinia, avec ses amis avocats de gauche, se bat pour défendre et libérer les milliers de jeunes manifestants jetés dans les geôles de Sfax après l'afflux de nombreux escadrons de brigadiers de l'ordre public. Ils réussissent également, le 24 décembre 2010, à organiser un sit in de protestation des robes noires autour de l'enceinte du tribunal contre la recrudescence des violences policières. France 24 diffuse des images spectaculaires d'hommes et de femmes de loi alignés tels une chaîne humaine dans un mouvement solennel de revendication de justice et de liberté. Dans son bureau, où le mur garde encore les traces du portrait géant du Raïs Jamel Abdennasser, qui trônait ici il y a un an, Khaled Aouinia semble nostalgique de ces moments de tumulte révolutionnaire : «Unis contre le dictateur, nous avions dépassé nos petites guerres partisanes. C'est de là que nous tirions notre force et notre liberté de parole. C'est de là qu'a jailli le miracle ! Deux ans après, nous nous sommes dispersés dans les boutiques des partis». L'homme s'exprime toujours avec la même véhémente passion, y compris pour dénoncer que les révolutionnaires d'hier soient aujourd'hui taxés de «petits perturbateurs». «Nos noms sont devenus synonymes d'instabilité», fulmine-t-il. En quête de ce consensus parfait des Bouzidiens vécu en ces jours suivant l'immolation de Bouazizi, il fait de plus en plus primer la casquette du militant associatif sur celle de l'activiste politique du parti nationaliste Echaâb. Sa cause actuelle consiste à mener une campagne de lobbying, tambour battant, dans le cadre de l'Association du 17 décembre qu'il préside afin d'inscrire dans les livres scolaires le 17 décembre comme date de déclenchement de la révolution tunisienne et d'en faire un jour férié. Son projet de loi a reçu l'adhésion du président de la République et des divers partis de l'Assemblée constituante. Un petit acquis pour l'Histoire... Ali Zaraï, S.G adjoint de l'Ugtt : Putsch contre la légitimité révolutionnaire du syndicat Pendant les vingt jours d'affrontements entre les brigadiers de l'ordre public et la population, Ali Zaraï, professeur d'anglais et militant syndicaliste, devient le correspondant de guerre de plusieurs chaînes de télé et de radio arabes, françaises, américaines... Avec Attia Athmouni et quelques autres collègues enseignants au lycée de Sidi Bouzid, Ali Zaraï, professeur d'anglais, a inventé, des années avant la révolution, une formule intelligente de contestation active : le sit-in de 15 minutes. Contre des équipements manquants dans les institutions scolaires, contre l'autoritarisme de l'administration ou le harcèlement policier d'un enseignant, la formule s'est révélée infaillible. Les rassemblements des «indignés», qui ont permis d'éduquer plusieurs générations d'élèves à la désobéissance civile, s'arrêtaient avant que la police n'arrive ! Secrétaire général adjoint du bureau régional de l'Ugtt chargé de l'information, Ali Zarai, 52 ans, a été le premier à communiquer sur les évènements du 17 décembre le soir même dans le JT maghrébin d'Al Jazira. Il évoque dans son intervention les raisons pour lesquelles Bouazizi s'est immolé par le feu : la pauvreté persistante, l'absence de toute perspective de développement pour la région et la propagation de la corruption dans l'administration. Ali Zaraï deviendra le long des vingt jours d'affrontements entre les forces de l'ordre et la population le correspondant de guerre d'une myriade de chaînes de télé et de radio françaises, arabes, américaines, allemandes... «Nous l'avons compris très vite : en devenant la source d'information locale, la plus crédible, nous gagnions la bataille des médias. Cet objectif exigeait de nous un sérieux travail de vérification et de recoupement de l'information. Les journalistes étrangers ne rataient pas l'occasion de nous appeler pour authentifier les faits qui se déroulaient sur le terrain. Tout comme les professionnels, nous avons appris l'usage du conditionnel lorsque nous n'étions pas sûrs d'une information», se souvient cet homme à la Kachabiya noire, discret, connu pour son honnêteté intellectuelle et si peu porté sur la notoriété. Dans l'espoir d'étouffer le soulèvement de Sidi Bouzid, comme il l'avait fait, deux années plus tôt, pour les évènements du bassin minier de Gafsa, le régime de Ben Ali évite d'entrer en confrontation avec la centrale syndicale. Le prof d'anglais, lui, reçut ici et là des menaces enrobées de messages de sympathie. Un chauffard anonyme tenta même une fois sur la route de Meknassi de l'entraîner dans un précipice...Mais les attaques les plus ardues, les plus laborieuses, se déclarent après la révolution, notamment via Facebook et plus précisément à travers une page spécialisée dans la diffamation des révolutionnaires de la première heure, «Les vérités cachées». Il témoigne, l'amertume au fond de la voix : «Derrière cette stratégie de désinformation organisée par des forces politiques conservatrices, il y avait une peur que les leaders de l'Ugtt qui ont protégé et encadré la révolution n'accaparent le pouvoir. Il fallait donc tuer la symbolique qu'ils ont gagnée pour transférer la légitimité à des profils absents des évènements du 17 décembre-14 janvier. Les médias ont alors été investis par d'autres têtes, notamment celles qu'on a vues s'activer et prendre la parole pendant le sit-in de la Kasbah II. Ces têtes surgies du néant me rappellent les escargots, qui apparaissent après la tombée de la pluie...». Le militant syndicaliste remet en question le processus de transition démocratique choisi après la révolution : «Il aurait fallu constituer un gouvernement d'unité nationale composé de personnalités ayant pris part à la révolution et désigner en parallèle une commission d'experts qui statuerait sur une nouvelle Constitution à soumettre par la suite au verdict d'un référendum. Passer directement d'une révolution à des élections ne peut qu'engendrer le phénomène Al Aridha : il est le fruit de traditions vieilles de plus de 50 ans, qui imprègnent nos électeurs...». Ses inquiétudes persistent aujourd'hui. Pour lui, la belle histoire de la révolution sera ternie à tout jamais si la sinistre machine du truquage des élections se remettait en marche...