Par Khaled TEBOURBI Retour à la musique et au livre de Kalthoum Jemaïel sur Cheikh Al Fannanine, Abdelaziz Jemaïel. On l'avait promis, et l'actualité nous concède enfin quelque répit. C'est un bien beau livre. Déjà remarquablement écrit, remarquablement illustré. On écrit bien quand on écrit avec son cœur : «J'aimais tout de ce grand-père : son attitude, son comportement, son esprit, son âme... il était l'adulte le plus agréable que je connaissais...». Le sentiment est posé dès l'avant-propos. Il ne dérangera guère. Il ne sonnera jamais faux. L'auteure précise bien que «le personnage était aimé pour “sa magnifique indulgence et intelligence de cœur", mais aussi parce “qu'il avait marqué son époque"... Il fut, et luthier, et musicien et chercheur... sans nul doute un des principaux acteurs de la renaissance de la musique tunisienne au XXe siècle». Humanité, épaisseur Ces hommes-là nous manquent terriblement aujourd'hui. «Espèce disparue». On comprend la passion de Kalthoum Jemaïel. On comprend l'ardeur de la «petite-fille». L'illustration retient vraiment. Elle accompagne l'évocation de près, de tout près. Depuis les images du Tunis «mystérieux» de la fin du XIXe, jusqu'aux photographies des célébrissimes du XXe (Riahi, Tarnane, Sayyed, Mehdi, Chatta, Jouini, Sriti, Gharsa, etc.) que nous découvrons du temps de leur éclat, en passant par ces superbes portraits de famille et d'intimes, proustiens, à l'émoi, à l'envi, sans la présence desquels le monde de Abdelaziz Jemaïel ne se fut «jamais entièrement exprimé». (Allusion à Gibran Khalil Gibran). Témoin et protagoniste Mais le livre de Kalthoum Jemaïel est surtout une biographie historique, et donc un ouvrage qui brasse des thématiques qui ont compté et pesé dans le parcours de la musique tunisienne. Abdelaziz Jemaïel a pratiquement traversé un siècle de musique tunisienne. Il était acteur de ses hauts «faits» (Baron D'Erlanger, Ahmed El Ouafi, avènement de la Rachidia, etc.) mais il était là aussi à ses périodes «obscures». On sait ce qui s'est passé avec le Baron D'Erlanger, avec Ahmed El Ouafi, avec la Rachidia, mais avant ces dates repères, qu'était vraiment la musique tunisienne? Pour le savoir, il faut se reporter à ce témoin et protagniste que fut Abdelaziz Jemaïel. Abdelaziz Jemaïel créa sa «Zaouia El Fanniya», 3 rue Sidi-Mefredj, et en fit le lieu de rencontre de la fine fleur des poètes et des musiciens d'ici et d'ailleurs, âgé seulement de 21 ans, quatorze ans avant la publication de «La musique arabe» du Baron Rodolphe D'Erlanger, et dix-huit avant la création de la Rachidia en 1934. Imaginons «La tranche d'histoire» que le livre donne à lire, à découvrir. On ne veut rien résumer. C'est un ouvrage incontournable pour tous ceux qui tiennent à compléter soit leur expérience, soit leur connaissance de la musique tunisienne. Juste une référence à un problème qui secoua notre monde musical entre les années 20 et 30 et que l'on aurait aimé développer : la concurrence de la musique venue d'Egypte et ce qui en résultait pour le classique tunisien, malouf et autres patrimoines. Abdelaziz Jemaïel fut au centre de ce débat sinon, parfois, de cette polémique. Il préféra certainement le luth oriental, les Adwars et les Moâchahat orientaux, mais il connaissait tout du malouf et l'enseignait à ses élèves. Un homme de goût et d'équité. C'est ce qui fit sa marque et sa noblesse, soixante années durant. ———————— * Sheikh Al Fannanine, Abdelaziz Jemaïel. Et le siècle de la Tunisie moderne (chez nos libraires).