Personne ne soupçonnait, alors, que derrière toutes ces agressions, qu'on croyait des actes isolés, toute une politique de marginalisation du rôle de l'artiste et des arts, ainsi que de la culture, se mettait en place. Cette idée s'est confirmée avec l'annonce de la diminution du budget de l'Etat pour le ministère de la Culture qui, en cette année 2013, est passé à 0,38%. Au bout de deux ans de processus révolutionnaire, au bout de deux bonnes années de ballottage entre rêves, chimères et déceptions, que reste-t-il dans nos esprits comme acquis pour la culture ? Quelle image gardons-nous des deux dernières saisons culturelles ? Des agressions, diriez-vous ? Oui, des agressions et des violences à l'encontre d'artistes, d'espaces et de lieux de la culture, des saccages et des incendies de mausolées ( le dernier en date est celui de Sidi Bou Saïd El Beji), des menaces de mort, des procès intentés à la liberté d'expression et des procès d'intention... La première attaque, on n'en a pas fait une affaire. L'information est passée sous silence quand l'espace «Dar Al Ihtifal» dans la Médina, dirigé par le comédien Abdelghéni Ben Tara, a été attaqué par un groupe salafiste, chaînes et des sabres brandis. On n'a pas trop fait attention, attention quand dans un collège de la banlieue, toute proche du Centre-ville de Tunis, une enseignante d'éducation plastique a été agressée et chassée de son cours, sous prétexte que le dessin et la représentation sont un acte blasphématoire, interdit par la religion. Et on ne s'est pas suffisamment mobilisé quand un enseignant de théâtre et d'art dramatique a été battu et laissé pour mort au kef. Encore une fois, les positions étaient mitigées quant à l'attaque et au saccage du CinéAfricArt, lors de la projection du film de Nadia El Feni, Ni Dieu ni maître, (désormais appelé, suite à l'attaque, Laïque, on l'espère). Et quand il y a eu la très suivie affaire Nesma-Persepolis, il y a eu fracture et on a commencé à se demander s'il y a des lignes rouges à ne pas franchir, même après une révolution ? Le danger a été ressenti plus tard, précisément le 25 mars 2012, quand on a voulu célébrer la Journée mondiale du théâtre sur les marches du théâtre de la Ville de Tunis. Des hordes de barbus avec des drapeaux noirs ont attaqué inopinément les artistes et les comédiens de théâtre qui ont dû même se réfugier à l'intérieur du Théâtre Municipal tellement l'attaque était violente et tant l'indifférence des forces de l'ordre était manifeste. Qui est le bourreau et quelle est la victime ? Depuis ce jour-là, les intimidations et les attaques se sont succédé contre les artistes : insultes, intimidations, menaces de mort et campagnes de diffamation sur la Toile, sans qu'aucune mesure ne soit prise et sans qu'une position officielle claire dénonçant ces actes n'ait été exprimée. Bien au contraire... Tous ces actes ont, en effet, été justifiés, tantôt parce qu'ils constituent une «réponse» à la provocation et à l'atteinte au sacré, tantôt parce que ces gens-là avaient, eux aussi, le droit d'exprimer leurs «opinions». Et tant pis s'ils le font les armes à la main et les insultes à la bouche ! Deux mois plus tard, un autre groupe salafiste a attaqué l'exposition des Printemps des arts au Palais d'El Ebdellya à La Marsa, sauf que là, le ministre de la Culture s'est exprimé... Mais au lieu de dénoncer cet acte de violence et de vandalisme, il a appelé les plasticiens à arrêter les provocations artistiques et à respecter les lignes rouges à ne pas franchir... Suite à cet incident, et au lieu que les agresseurs soient poursuivis et traduits en justice, ce sont Nadia Jelassi, artiste plasticienne, professeur et chef du département des arts plastiques à l'Institut supérieur des beaux-arts de Tunis, ainsi que l'artiste-peintre Mohamed Ben Slama qui ont été accusés de trouble à l'ordre public à cause de leurs œuvres artistiques, risquant entre six mois et cinq ans de prison... Personne ne soupçonnait, alors, que derrière toutes ces agressions, qu'on croyait des actes isolés, toute une politique de marginalisation du rôle de l'artiste et des arts, ainsi que de la culture, se mettait en place. Cette idée s'est confirmée avec l'annonce de la diminution du budget de l'Etat pour le ministère de la Culture qui, en cette année 2013, est passé à 0,38%, soit une réduction substantielle par rapport à l'année dernière. En même temps, on enregistre une augmentation de plus de 13% pour le ministère des Affaires religieuses... Cette banalisation de l'action culturelle et du rôle de l'art dans la construction du citoyen de demain est, en soi, une violence et une attaque. Elle vient s'ajouter à tant d'autres violences que vit au quotidien et depuis des décennies, notre jeunesse, de plus en plus abandonnée et oisive, notamment dans les régions retirées, qui se retrouve enfoncée davantage dans un désert culturel, sans espaces —ni espoir — ludiques, de loisirs et de divertissement. N'est-ce pas une violence quand les maisons de la culture dans le pays ne disposent pas d'équipements adéquats pour accueillir dignement des pièces de théâtre, et que des ciné-clubs ont du mal à trouver un toit dans ces espaces publics... N'est-ce pas aussi une violence que les transports publics s'arrêtent les samedis après-midi et les dimanches, isolant encore plus ces jeunes défavorisés à qui l'art aurait pu donner un autre sens à leur vie. Heureusement que face à cet environnement hostile, nos artistes continuent à créer, à monter pièces et ballets, à tourner films et feuilletons, à présenter tableaux et littérature. La nouvelle génération affirme et impose une autre manière de voir, s'approprie l'espace public pour des rencontres de poésie urbaine, de street art et de concert en pleinne rue, assurant, un tant soit peu, des bouffées salvatrices d'oxygène, en attendant des jours meilleurs.