L'on constate de plus en plus qu'à l'instar de la révolution et ses promesses, la visibilité de ces artistes s'est dissipée avec le temps. Deux ans après le 14 janvier 2011, ils sont, comme tous les acteurs de la scène culturelle, livrés à eux-mêmes. L'Etat a coupé le cordon, les laissant se débrouiller seuls et se contenter du peu qu'on leur offre, comme aides et soutiens. Ils étaient interdits de monter sur scène ou de pratiquer librement leur art au temps de Ben Ali. Ils sont musiciens engagés ou et, pour être moins dans les étiquettes, ils ont la langue bien pendue. Ils sont aussi tagueurs, graffeurs, caricaturistes et autant d'artistes qui ne voulaient pas passer à côté de l'actualité pour parler du beau temps. Certains se sont exilés pour pouvoir s'exprimer librement et la toile s'est chargée de faire en sorte que leurs voix résonnent en Tunisie, auprès d'un public d'avertis, en contournant, quand cela est possible, la censure sur le Net. Certains ont contribué par leurs textes critiques à la vague de révolte qu'a connue le pays en décembre 2010 et janvier 2011 et que l'on appelle communément révolution. Tout le monde peut se rappeler du rappeur «El Général» et sa chanson Sayyed er'raïs (monsieur le président) qui a secoué bien des cœurs refroidis par tant d'années de dictature et qui lui a valu un séjour en prison, quelques jours avant le départ de Ben Ali. Ces jeunes artistes, méconnus, jadis, par le grand public, ont gagné en visibilité depuis le 14 janvier, réussissant à se mettre sous les feux de la rampe. Après l'ouverture sur le Net, on a commencé à les inviter dans les grands Festivals nationaux, à l'instar du Festival international de Carthage, Jazz à Carthage et d'autres encore. Sollicités par les organisateurs de spectacles, privés et publics, par les plateaux télé et les chaînes radio, ils étaient l'objet d'un grand engouement national, à la faveur de la «révolution». Une visibilité conjoncturelle Parmi eux figure Bayrem Kilani, connu surtout par son pseudonyme «Bendirman». Tout droit sorti de «Bendirland», une cité où la pluie se fait violette, il fait tomber les masques et nous parle de cette ville où la langue de bois est reine. C'est sous d'autres cieux que le jeune a livré ses premières paroles drôlement crues, celles de chansons qu'il écrivait et arrangeait avec ses potes. Censuré par l'ancien régime, Bendirman est devenu, depuis le 14 janvier, un phénomène de la Toile et, par la suite, de la scène artistique tunisienne, se produisant un peu partout dans le pays et même au-delà. Depuis, le chanteur a su se faire bien entourer, s'arrachant ainsi une place dans le monde professionnel (un producteur, un album). L'on cite également Badiâa Bouhrizi alias «Neyssatou», jeune militante à la superbe voix, qui fut l'une des rares à mettre en musique les événements du bassin minier de 2008 et à chanter ses martyrs, à l'instar de Hafnaoui Maghzaoui auquel elle rend hommage dans une chanson éponyme. Exilée également auparavant, elle se réinstalle dans son pays après le 14 janvier et participe à pas mal de festivals, notamment à l'ouverture de l'édition 2011 du Festival de Carthage et à Jazz à Carthage (2012). Il y a aussi Amel Mathlouthi laquelle, dans la fougue des circonstances, a été vite considérée comme l'ambassadrice de la révolution, grâce à sa fameuse interprétation en plein cœur de l'avenue Habib-Bourguiba de la chanson Ana horra wa blédi horra (je suis libre, mon pays aussi). Et comment ne pas évoquer tous ces rappeurs, avec leurs textes bien acérés, dénonçant, entre autres, les injustices sociales, les abus policiers et allant même jusqu'à appeler à la légalisation des drogues douces. Les Psycho M, Gangster Grue, DJ Killer, Crack, Lil'k, MC BJB6, Kly BBJ, Amine Hamzaoui et d'autres encore, ont vu, un certain temps, tous les projecteurs braqués sur eux et sur leurs produits. Mieux encore, des artistes qui tenaient, jadis, le devant de la scène et l'accaparaient, ont été obligés de se mettre au goût du jour en accouchant de répertoires plutôt engagés faisant écho à la mouvance «révolutionnaire». Mais qu'en est-il actuellement? Que deviennent ces jeunes artistes? Sont-ils toujours aussi visibles? Cette visibilité n'était-elle pas conjoncturelle et fugace, sans suite ou mieux encore sans vrai esprit et intention de promotion et de fédération? Compter sur soi-même Bendirman à qui nous avons posé la question, nous a confié que durant la première année de ce que l'on nomme révolution, la plupart des artistes ont été sollicités dans des cadres de bénévolat. Le ministère de la Culture, ainsi que les médias qui leur ont donné la chance de figurer dans la programmation de festivals d'été et de plateaux télé à grande audience, ont vite repris avec leurs anciennes pratiques en préférant l'art fast-food, insipide et facilement digérable. «Pour ma part, même après le 14 janvier, j'ai eu quelques problèmes avec des télévisions, à cause de certaines de mes interventions. Je fus même interdit de plusieurs chaînes TV et radio», affirme-t-il. Et d'ajouter : «La majorité des concerts que j'ai donnés étaient organisés en auto-production». Il nous apprend, également, que le ministère de la Culture n'a jamais impliqué ces jeunes artistes dans des débats de fond concernant le métier et le devenir de la scène musicale tunisienne qui vit une réelle crise. «Personnellement, j'ai décidé de ne plus rien espérer des responsables de l'Etat et de créer, avec d'autres artistes, notre propre label que l'on a nommé Kafichanta», nous révèle-t-il. Il a pour but, entre autres, de fédérer de jeunes artistes et de collaborer avec des labels internationaux. Aussi travaille-t-il, actuellement, sur un ambitieux projet qui vise à restructurer tout le métier (droits d'auteur, direction, arrangement, technique...) et à faire de la culture un vrai secteur de développement. L'idée étant surtout, grâce au concours de producteurs internationaux privés, de hausser le secteur de l'événementiel en variant les festivals internationaux et en organisant des conférences. Avec toutes ces bonnes idées plein la tête, Bayrem poursuit tranquillement sa carrière. Son nouvel album est déjà à la phase maquette et il fait le «show case» le 10 mars 2013, à Paris. L'on constate de plus en plus qu'à l'instar de la révolution et ses promesses, la visibilité de ces artistes s'est dissipée avec le temps. Deux ans après le 14 janvier 2011, ils sont comme tous les acteurs de la scène culturelle, livrés à eux-mêmes. L'Etat a coupé le cordon, les laissant se débrouiller seuls et se contenter du peu qu'on leur offre, comme aides et soutiens. Cela ne sera pas, certainement, mieux avec les 0, 38 % comme budget alloué à tout le ministère de la Culture. Les tagueurs et autres graffeurs connaissent le même sort, si ce n'est pire, et en dehors des quelques murs que l'on daigne accorder à leurs expressions, le temps d'une manifestation culturelle «bouches-trous», organisée pour célébrer les acquis de la révolution, on leur interdit la libre pratique de leur art et ceux qui s'amuseront à agir en dehors de ces manifestations, subiront le même sort que les graffeurs du groupe Zwewla, poursuivis en justice pour atteinte à l'ordre public et propos calomnieux...