Une brise banlieusarde narguait, samedi dernier, au musée de Carthage, la chaleur étouffante d'un soir de juillet. Elle n'était pas la seule à l'humeur railleuse, car elle rejoignait le jeune parolier, Bayrem Kilani, alias Bendirman, la nouvelle coqueluche d'un public tunisien de plus en plus averti. Tout droit sorti de "Bendirland", la cité où, prétend-il, la pluie se fait violette, Bendirman fait tomber les masques et nous parle de cette ville où la langue de bois est reine. C'est sous d'autres cieux que le jeune a livré ses premières paroles drôlement crues, celles de chansons qu'il écrivait et arrangeait avec des amis à lui. A défaut de se faire entendre dans les salles de son pays, il investissait la Toile pour y diffuser ses derniers essais qui étaient alors écoutés par un public avisé. Devenu, depuis le 14 janvier, un phénomène de la Toile et par la suite de la scène artistique tunisienne, se produisant un peu partout dans le pays et au-delà, le chanteur a su se faire bien entourer, s'arrachant ainsi une place dans le monde professionnel (un producteur et un CD). Il était là, samedi dernier, dans le cadre des Nuits de Carthage, face à un public nombreux et complice, venu l'applaudir ainsi que son invité sur scène, celui qui a sans doute, et entre autres, influencé son style, l'Algérien Baâziz. On a eu droit au retard habituel, le temps de régler les derniers accords, de clouer une affiche, en face du public (pour ne pas l'oublier), réclamant la libération de Samir Feriani, ce qui a titillé la patience d'un public qui a su se faire entendre par des applaudissements suggestifs. Un premier musicien surgit alors du noir, Radhouan Ben Béchir (basse) suivi des autres, Taha Ennouri (batterie), Selim Ben Salah (Violon) et Bayrem Kilani (chant et guitare) qui n'a pas hésité, encore une fois, à jouer la carte de la provocation et de la dénonciation, avec " fondateur de la chaîne 2014 " (baaith al kanet) en jaune bien visible sur le noir de son pull-over et faisant écho à une actualité médiatique de plus en plus absurde. "Je fais mes salutations au fondateur de la chaîne, M. Arbi Nasra, sans qui il n'y aurait pas de Abdelaziz Echabi, sans qui il n' y aurait pas de questions graves!", lance-t-il, ce qui suscite l'euphorie générale. La couleur est donc lancée, et la note est accordée au rythme du rire et de la satire. Entre échanges complices d'anecdotes drôles avec le public (majorité jeunes) qui n'hésite pas des fois à lui donner la réplique et aussi avec les musiciens, surtout avec le brillant et sympathique saxophoniste "Didier" de Baâziz qui a accompagné dans quelques chansons l'interprète tunisien, Bayrem nous a livré en rythme, et dans une ambiance bon enfant, ses textes à l'instar de "99%"— clin d'œil à la transparence des élections benaliennes — aux sonorités reggae, son nouveau morceau ili baâdou (au suivant), avant de nous offrir une reprise d'un morceau mézoued, hommage à la culture populaire, ardha alina ya lommima de Salah Farzit, conduite par les bons coups d'archet du violoniste Selim. Un autre clin d'œil bendirmanien à la chanteuse Soufia Sadok à travers son titre bel amn wal amen ou aux rafles d'enrôlement militaire avec une chanson éponyme, pour enchaîner avec Hbiba, ciao, un excellent titre écrit par un ami à lui, Ghassen Amami, une version parodique tunisienne de la fameuse chanson des partisans italiens Bella Ciao. Le public a pu, par la suite, fredonner sa chanson, aux airs éloquents et aux propos dénonciateurs "système" : "Gare à toi si tu touches au système, sinon tu risques de t'électrocuter. Mais si jamais t'as envie de le faire, veille à utiliser uniquement un doigt…", dit le refrain. Avant de céder la scène à son aîné Baâziz, au grand plaisir de ceux qui commençaient à le réclamer, Bayrem nous a livré Nakhlet weld el bay(le palmier du fils du Bey), une chanson hommage à son auteur Adem Fathi et à l'interprète Amel Hamrouni, présente sur le parvis du musée de Carthage. Il a fini son programme avec grande émotion, par un de ses plus beaux morceaux Redayef, écrit également par Ghassen Amami après les événements qui ont secoué le bassin minier en 2008. Une vague de bonne humeur et de blagues intelligentes déferle avec l'arrivée sur scène de Bakhti Abdelaziz, alias Baâziz, qui nous parle de son expulsion en 2008, de la Tunisie par Ben Ali, après un concert haut en dénonciations, avant de nous chanter L'histoire de son histoire, renvoyant à ses péripéties françaises. Entre réminiscences humoristiques et anecdotes plus actuelles, "Baâziz" ne manque pas de réchauffer les cœurs avec la consistance de ses textes et l'émotion apportée par son vécu (interdit de chanter dans son pays) à travers ses morceaux Bandia (bandits), une chanson sur des airs du chanteur français Renaud, une autre qu'il dédie aux martyrs de tous les pays arabes, ainsi que d'autres morceaux de son nouvel album qui n'est pas encore sorti. C'est le duo des deux chanteurs qui finit par combler l'auditoire, séduit par la rencontre des deux générations. Un cocktail détonant dosé par la sagesse drôle de Baâziz, la chamaillerie ravageuse (pas souvent subtile) et les fioritures scéniques de Bendirman. Juste ce qu'il faut pour que le public en redemande.