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« Eclairages sur les recoins sombres de l'ère bourguibienne »
Opinions : A propos du livre de M. Béchir Turki
Publié dans La Presse de Tunisie le 04 - 02 - 2013


Par Mourad LOUSSAIEF*
Je viens de lire cet ouvrage dont le titre m'a attiré. En effet, force est de reconnaître que Bourguiba suscite en Tunisie (et dans le monde arabe) invariablement deux réactions antinomiques : ou on l'adule, ou on l'abhorre.
Les nombreux ouvrages ou interviews signés par ses anciens ministres (Mzali, Belkhodja, Caïd Essebsi, Ben Salah...) sont ou très gentils à l'égard de Bourguiba ou pénétrés d'une vénération incompréhensible pour le personnage, abstraction non faite d'ailleurs de ses pires victimes !
De l'autre côté, ceux qui le critiquent ne le font qu'avec haine et subjectivisme exacerbés souvent sinon toujours par le sentiment religieux.
Cette dichotomie primaire et draconienne dérange, à la vérité, tout homme réfléchi. Elle est si caractéristique du manichéisme de nos sociétés qui plongent volontiers pieds et poings liés dans le registre passionnel et oublient ce faisant de réfléchir.
Ces réactions extrêmes sont donc à nuancer dans un sens comme dans l'autre.
Pour revenir à l'ouvrage commenté, son titre m'a donc séduit car il semblait échapper à cette dichotomie déraisonnable. Voilà enfin, me disais-je, une (première ?) tentative d'analyse objective qui fait tant défaut en Tunisie quand il s'agit de Bourguiba.
Sa préface va encore dans ce sens. L'auteur y reconnaît que Bourguiba était un grand homme mais qu'il avait de graves défauts...
Il avoue avoir longuement tergiversé avant de publier son livre mais que «le devoir de tout révéler en matière de corruption, de collaboration avec l'étranger et d'inconduite de certains personnages qu'on croyait au-dessus de tout soupçon» l'a emporté...
On pense alors qu'on tient vraiment le bon filon, surtout si on se laisse aller au commentaire transporté de Monsieur Ezzedine Guellouz sur ce même livre paru sur le site Kapitalis.
Malheureusement, en poursuivant la lecture des 119 pages, nos espoirs sont quelque peu déçus.
Bien que l'auteur semble bien informé, sérieux dans sa démarche et même pointilleux sur plusieurs données (notamment les nombreuses références juridiques qu'il donne), on reste sur sa faim.
D'abord, l'entrée en matière tonitruante n'est franchement pas suivie de révélations tonitruantes.
Ensuite et surtout, il n'y a pas un effort de réflexion et de commentaire des faits relatés, ni de problématique générale à laquelle obéirait l'ensemble de l'ouvrage. Au contraire, l'auteur s'est contenté de nous narrer des faits historiques sans lien apparent les uns avec les autres et sans lien évident surtout avec le titre de l'ouvrage dont on a pu croire donc à tort qu'il constituait le fil directeur du récit.
Cela a pu être un choix délibéré mais en tout cas fâcheux de notre point de vue.
C'est ainsi que l'auteur, malgré la petitesse (au sens propre naturellement) du livre, a pu traiter pêle-mêle de l'autonomie interne, des prépondérants (quel lien avec Bourguiba?), du sort réservé à la famille beylicale, de la bataille de Bizerte, d'un «fieffé menteur» en deux mots, de l'ouvrage de feu Mohamed Mzali...mais toujours sans porter de jugement critique et circonstancié sur l'action de Bourguiba.
Bataille de Bizerte
En dehors d'un compte rendu opérationnel franchement lourdaud (65 pages !) et dont on ignore encore une fois ce qu'il apporte au livre, l'auteur donne moult détails sur la bataille de Bizerte, parle notamment de 5.000 morts, de hauts gradés analphabètes, d'armée tunisienne embryonnaire, du pot de terre contre le pot de fer...mais toutes ces données vraies et même ce chiffre ahurissant de 5.000 morts (probablement sous-estimé d'ailleurs) ne suscitent pas chez lui d'autres commentaires.
Pourtant, Dieu sait ce qu'il y avait à dire à propos de cette bataille.
Bourguiba n'assume-t-il pas une responsabilité historique dans l'humiliation qu'ont connue notre armée et notre pays ?
Peut-on accepter d'un chef de l'Etat, de surcroît chef supérieur des armées, qu'il engage son pays avec tant de légèreté dans une bataille si meurtrière et si grossièrement perdue d'avance ?
Ce Bourguiba n'a-t-il pas envoyé des milliers de jeunes au massacre pour rien ?
N'était-ce pas seulement et scandaleusement dans le but de satisfaire son ego en se mesurant à De Gaulle ?
N'était-ce pas aussi dans le but inavoué de se refaire une santé sur l'échiquier tiers-mondiste d'alors (notamment par rapport à Nasser) ?
Je ne dis pas que la présence française était à saluer ; elle était bel et bien inadmissible, mais un chef de l'Etat dont le pays ne comptait que 5 années d'indépendance, dont l'armée était dans l'absolu ridicule et ne souffrait dans la confrontation directe aucune comparaison avec celle de la France qui avait derrière elle plusieurs siècles d'expérience militaire, ce chef de l'Etat, disais-je, avait l'obligation de tempérer sa fougue, d'étudier plus sérieusement le rapport des forces en présence et de s'abstenir de conduire son pays à un désastre annoncé. Toutes proportions gardées, notre raclée nationale était comparable à celle de la guerre des Six-Jours. Ici et là, impéritie, impréparation, infériorité technologique et ego infantiles brillaient au tableau de notre désastre.
Voilà donc à notre sens une occasion manquée de juger objectivement de l'action de Bourguiba.
La famille beylicale
Pour ce qui est du sort réservé à la famille beylicale, les développements de l'auteur sont vraiment instructifs, par exemple sur le patriotisme insoupçonné de la princesse Zakia ou sur la traîtrise du gendre du Bey... L'auteur a traité par le menu détail le sort ignominieux réservé à chacun des pauvres membres de cette famille, créant à juste titre chez le lecteur un sentiment d'horreur et de dégoût à l'encontre de son génial protagoniste.
Expulser le Bey de 76 ans manu militari de sa demeure sans le moindre bagage, l'assigner dans un bouge sans meuble et sans chauffage, le priver de ses enfants, eux-mêmes maltraités sous ses yeux impuissants, le mettre à la merci d'un fayot exécrable, soumettre sa femme pour des vétilles à un interrogatoire policier de plusieurs jours qui lui valut une aphasie prélude à sa mort soudaine, aller jusqu'à lui interdire d'ensevelir sa pauvre épouse, c'est un peu plus que ne saurait supporter un homme doué de raison et du minimum syndical de sentiments.
En outre et si on croit l'auteur, cet acharnement sadique et cruel s'est élargi aux enfants et gendres de Lamine Bey et de quelle manière ! :
Un fils (Slaheddine) interné pendant deux ans à la prison de Tunis sans motif valable, auquel était sadiquement refusée toute visite et dont l'épouse et la fille à la rue durent être recueillies par une danseuse !
Un autre fils (Chedly) incarcéré pendant 4 années entières à la prison de Houareb sans qu'on lui donnât une seule raison et qui dut à sa sortie travailler dans un café pour survivre !
Une fille (Zakia) chassée de sa demeure et mise à la rue sans autre forme de procès avec ses enfants en bas âge.
Un gendre et le mari de la précitée (Dr Ben Salem) également emprisonné sans motif à Houareb.
Une fille (Aïcha) dépossédée par la cauteleuse Wassila de son bijou de famille de manière ô combien basse et minable.
C'est vraiment un déchaînement de haine et de vilénie difficilement croyables.
J'ajoute en plus de ce qu'a relaté l'auteur que Bourguiba n'a pas eu honte de légiférer sur la question en publiant la loi éhontée n°57-2 du 29 juillet 1957 portant confiscation des biens des membres de la famille régnante, loi qui qualifie à dessein Lamine Bey d'«ex-chef de la famille beylicale» et qui étend la vindicte à l'épouse, aux enfants, aux petits-enfants et même aux gendres et belles-filles ! puis la loi n°57-27 du 05 février 1957 châtiant les héritiers de Ahmed Bey, puis la loi n°69-34 du 12-06-1969 (soit 12 ans après !) portant confiscation générale des biens de feu Hassine Ben Mohamed Naceur Bey.
A ce propos, il est vraiment adéquat de parler de folie furieuse et de bassesse inouïe. Bourguiba a pété les plombs et trahissait déjà son autocratie future.
Inutile de dire que Lamine Bey ne méritait pas autant d'attention, lui qui portait plutôt en estime son successeur et qui aurait abdiqué sans faire de vagues. Le fait que ce souverain ne présentât aucun danger aggrave naturellement le cas de Bourguiba et le rend un peu plus inhumain à nos yeux.
Mais le pire dans tout cela, c'est que les raisons de cette tyrannie inqualifiable ne sont à chercher que dans le registre personnel, voire égocentrique.
Sahélien d'origine pauvre, Bourguiba pouvait d'emblée avoir une dent contre les Tunisois (eux-mêmes non exempts de régionalisme du reste). De plus, le Bey et Tahar Ben Ammar lui auraient déconseillé d'épouser la Tunisoise Wassila, ce qu'il a pu interpréter à tort comme une marque de grand mépris et comme une offense insupportable. Ces raisons futiles ne font vraiment qu'abaisser un peu plus Bourguiba car en ôtant à ces mesures infâmes toute justification politique, elles révèlent au grand jour son aspect hideux et abject.
On peut s'étonner que jusqu'à aujourd'hui, ses anciens collaborateurs ne fassent pas amende honorable chacun en ce qui le concerne pour y avoir passivement contribué et ne crient pas au scandale...
La Haute Cour de justice
L'auteur revient sur ce tribunal créé à l'origine pour châtier les youssefistes et nous rappelle de manière pertinente le cas de Mohamed Attaya et celui de Tahar Ben Ammar. Si le procès du premier suscite entière réprobation pour son caractère inique et l'infamie des sanctions prises à son encontre (dégradation nationale, emprisonnement de 5 ans et confiscation de tous ses biens), celui du second suscite encore plus l'indignation. La façon avec laquelle cet homme politique intègre, militant, signataire des accords de l'indépendance a été arrêté, interné avec des criminels de droit commun puis traîné devant la justice et condamné à une amende faramineuse et ruineuse, a vraiment jeté l'opprobre sur le gouvernement tunisien et fut une honte pour la justice tunisienne conduite par un fidèle d'entre les fidèles, le féal Mohamed Farhat.
Notons au passage que le prédécesseur de ce dernier, Mohamed Loussaïef (grand-père de l'auteur de ces lignes), a lui fait preuve d'autrement plus de courage et d'indépendance d'esprit face à Bourguiba, en refusant d'emblée de lui pondre des jugements iniques ne remplissant pas les conditions établies par la loi.
Ce n'est donc pas, comme le dit l'auteur, parce «qu'il n'a pas su gérer les dossiers empilés sur son bureau» qu'il a été remplacé par Bourguiba mais bel et bien parce qu'il a refusé de céder à ses diktats.
Les arrêts de cette Cour méritent à ce propos d'être ressortis des archives pour instruire les Tunisiens sur une page honteuse de leur histoire. Ils méritent encore plus d'être étudiés dans les facultés de droit pour apprendre aux futurs juges et avocats comment leur mission peut être dévoyée par la politique et pour prendre garde d'en être les instruments.
En méditant le comportement du sieur Bourguiba en 1956 à l'occasion de l'instauration de la Haute Cour de justice ou en 1957 à l'occasion de la destitution du Bey, ou même plus généralement le long de sa magistrature suprême trentenaire, l'auteur aurait pu être amené en fin d'analyse à remarquer que ce personnage n'a pas cessé, durant toute sa vie politique, d'humilier d'une façon ou d'une autre son entourage. Il avait la marque de porter aux nues ses féaux pour mieux les abattre en plein vol. Cela est particulièrement vrai pour Ben Salah qui de cinq portefeuilles ministériels simultanés s'est trouvé sur la paille des cachots...mais cela est aussi vrai de Bahi Ladgham ou de Bourguiba Junior, pour ne citer que ceux-là.
Dans tout ce tumulte, on est également tenté de reprocher aux conseillers et ministres de Bourguiba qui se sont succédé de ne s'être jamais opposés à lui quand il le fallait (sauf rarissime exception comme le valeureux Ahmed Tlili ou quelques autres) et de l'avoir encensé matin, midi et soir. D'une certaine façon, ils ont construit pierre par pierre son despotisme et son culte de la personnalité. Que je sache, ce n'est pas Bourguiba par exemple qui a demandé son impardonnable plébiscite de président à vie.
L'ouvrage de feu Mohamed Mzali
L'auteur consacre le quart de son livre (28 pages) à cet ouvrage, sans qu'on ne comprenne vraiment ce que cet ancien Premier ministre a à avoir avec le sujet traité. Le commentaire s'apparente volontiers à une attaque en règle du personnage volontiers tourné en dérision. L'auteur semble comme toujours bien informé. Il est vrai que parler des «précieuses ridicules» en pensant à Racine dans une auguste assemblée de français ne manquait pas de ridicule, mais tout de même nul n'est infaillible et on aurait préféré, pour cet étonnant hors-sujet, que les idées fussent plus discutées que la personne et qu'on n'allât pas jusqu'à dénier à ce défunt les attributs de la virilité...
Malheureusement, ce n'est qu'un règlement de comptes dont on ignore en plus les raisons. L'auteur se perd même à nous relever sur un ton sarcastique très discutable les erreurs de style et de langue qui ont émaillé son pavé de 700 pages. Des erreurs relevées certes à juste titre mais qui n'ont pas manqué —soit dit en passant— d'émailler celui de notre auteur, à commencer par le titre dont les recoins sombres sonnent étrangement comme un pléonasme ou en égrenant tout le long du livre d'autres erreurs comme une péjoration très douteuse de l'expression «collaboration avec l'étranger» ou l'expression «d'arrêts sans pourvoir» au lieu de sans pourvoi ou «d'un aspect inquisitoire» au lieu d' inquisitorial (p.53) ou de fautes de concordance des temps (p.43) ou d'accord en nombre (p.54,65,77) ou en genre (p.65,p.91) ou carrément cette perle : «une situation dont ils auraient pu s'en passer» (p.79) ou du néologisme «prendre passage» à bord d'un bateau (p.91)...
Ainsi en va-t-il des hommes, lynx envers nos pareils et taupes envers nous...
Le reproche général qu'on a fait à l'auteur vaut ici encore plus pour les développements relatifs à feu Mzali car que vient faire son ouvrage là-dedans et était-il la meilleure illustration des recoins de l'ère bourguibienne ?
Dilemme cornélien
Au final, il peut paraître malaisé de juger les grands acteurs de l'histoire. Chateaubriand ne disait-t-il pas justement de Napoléon : «Cet homme dont j'admire le génie et dont j'abhorre le despotisme».
Cette pensée se vérifie souvent et les choses sont ainsi faites que le meilleur confine souvent au pire chez les illustres personnages. Ben Laden est arriéré ou extrémiste, mais (malheureusement) on ne peut être indifférent aux milliers de morts qu'il a faits dans le rang des Américains, eux-mêmes grands meurtriers d'innocents durant tout ce siècle. Saddam fut un dictateur monstrueux, une tête brûlée mais il a aussi fait avancer son pays sur plusieurs plans et c'est seulement lui qui a lancé des Scud sur Israël et a secoué un moment les pauvres princes saoudiens. L'Espagne doit une grande partie de son infrastructure à Franco, lequel n'était pas autre chose qu'un fieffé despote. Castro en a fait encore plus en faveur de Cuba (santé, enseignement, résistance aux Américains) mais plus encore en matière de despotisme. Plus récemment, le sanguinaire El Assad n'a pas manqué de provoquer quelques soutiens embarrassés en faveur de son maintien en raison de certains soutiens qu'il a lui-même donnés à de justes causes.
A son niveau, Bourguiba a libéré la femme, imposé à juste titre la planification des naissances, construit partout des écoles, nationalisé les terres des colons, aidé sincèrement des Algériens pas toujours reconnaissants, cru en l'union des arabes et du Maghreb, introduit la raison dans l'action politique des Arabes, harangué souvent délicieusement le peuple et l'élite (en dialectal s'il vous plaît) et occupé incontestablement les premiers rangs dans la lutte pour l'indépendance du pays, mais c'est aussi lui qui a créé la Haute Cour, s'est acharné contre la famille beylicale de la manière que l'on sait, démoli l'institution de la Zeïtouna, conduit au désastre de Bizerte, créé le poste de régente de Carthage, failli nous jeter sur un coup de tête dans une union terrifiante avec Kadhafi et instauré une autocratie qui a fait le lit de Ben Ali. Rien que le titre qu'il s'est «auto-accordé» de combattant suprême donne froid dans le dos, la locution « » ne pouvant renvoyer inconsciemment qu'à celle de « », ce qui donne tout de même une idée sur sa modestie et son réalisme...
Voilà pourquoi, les réactions face à Bourguiba sont ou blanches ou noires alors que chaque facette mérite d'être étudiée séparément et objectivement.
Bourguiba a finalement été pour les Tunisiens ce que Napoléon a été pour les Français.
Nous pouvons admirer son génie et abhorrer son despotisme, mais pour être juste à son égard, il faudra toujours séparer les deux.
* Avocat près la Cour de cassation


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