«La moitié des Brésiliens ne dorment pas parce qu'ils ont faim. L'autre moitié ne dort pas non plus parce qu'elle a peur de ceux qui ont faim.» Josué de Castro Depuis six décennies, Jean Ziegler a choisi son camp, celui des utopistes, ces idéalistes qui ne se résignent pas à l'état révoltant du monde. «Difficile de ranger parmi les héros triomphants les porteurs d'utopie. Ils sont plus familiers de la guillotine, du bûcher ou de l'échafaud que des meetings victorieux et des lendemains qui chantent. Et pourtant ! Sans eux, toute l'humanité, toute espérance aurait depuis longtemps disparu de la planète». Cette générosité fondamentale, qui traverse et porte toute l'œuvre de Jean Ziegler, l'amène à fustiger inlassablement la répartition des richesses dans le monde et les mécanismes qui nourrissent les inégalités entre pays développés et pays pauvres. Les droits humains ne sont-ils pas réputés indivisibles, interdépendants et universels ? Décharge géante de Brasilia, tunnels d'Oulan-Bator, ces conduits construits à la période soviétique pour assurer le chauffage collectif de la cité, bidonvilles sous différentes latitudes, Jean Ziegler se rend personnellement dans ces lieux qui offensent la dignité humaine. De par sa position de rapporteur à l'ONU du droit à l'alimentation, il connaît mieux que personne les chiffres qui accusent. Heureusement, L'Empire de la honte, écrit à l'époque Bush, ne se limite pas à un catalogue sec et abstrait de données géopolitiques et de principes juridiques. Jean Ziegler parcourt le monde, et, avec le langage du cœur, il restitue les images. Il se souvient, à Addis-Abeba : «Le lourd portail du sanctuaire se referme ; puis on le verrouille pour la nuit. Dehors, la pluie s'est remise à tomber. Des vieillards, des orphelins, des familles entières s'installent pour dormir. Dans la boue, le brouillard, le froid. Des groupes d'enfants pouilleux, en haillons, s'agglutinent près du mur d'enceinte, puis s'assoupissent doucement. Certains mourront cette nuit encore». Alternant les chapitres techniques avec des évocations traversées par un extraordinaire souffle poétique, Jean Ziegler déploie tout un arsenal visant à préparer l'insurrection des consciences. Alors que le misérabilisme pourrait étouffer son œuvre, Jean Ziegler reste un artiste, réceptif à la beauté. De la Mongolie, pays où sévit encore la peste, transmise par des puces logées dans le pelage des marmottes, il nous livre, en quelques traits, une description somptueuse : «Bordant la Sibérie, la Chine et le Kazakhstan, le pays est d'une beauté à couper le souffle. Au nord, la taïga. À l'ouest, les monts de l'Altaï. Au sud profond, les dunes et les plateaux rocheux, balayés par les vents du désert de Gobi. Au centre et à l'est, comme des vagues sans fin, s'étendent des collines couvertes d'une herbe drue». Analyse et remèdes Pièce par pièce, Jean Ziegler décortique les processus qui permettent aux multinationales d'amasser du profit, de saigner à blanc des contrées qui, précisément, auraient besoin d'aide. L'étouffement du tiers-monde par la dette, qui ne relève nullement de la fatalité, est scrupuleusement analysé. Pourquoi les pays débiteurs ne se grouperaient-ils pas pour faire front commun contre les exigences de ceux qui les mettent à genoux ? Le sociologue attire également l'attention sur la genèse souvent douteuse de cet emprunt, contracté par les élites locales corrompues. Demander un audit permettrait d'examiner la légalité et la transparence des crédits, de débusquer les falsifications, les escroqueries. «Car faire gonfler la dette est de l'intérêt tout à la fois des dirigeants nationaux corrompus, qui contractent des emprunts, que des créanciers étrangers, qui concèdent ceux-ci. Le dirigeant national corrompu, parce qu'il touche sa commission au prorata de la somme créditée, le banquier-créancier parce qu'il percevra des intérêts élevés». Un climat de roman d'espionnage s'installe enfin lorsque le sociologue apporte un éclairage marqué par son vécu sur l'influence exorbitante des Etats-Unis sur les Nations unies et leurs méthodes. «Une des toutes premières choses que j'ai apprises le lendemain de ma nomination aux Nations unies a été de me méfier des systèmes de communication reliant le haut-commissariat aux droits de l'homme, domicilié à Genève, au siège central de l'ONU à New York. Pour traiter des affaires exigeant un minimum de confidentialité, l'utilisation des téléphones du palais Wilson ou de l'e-mail est fortement déconseillée». Et l'inlassable pèlerin de conclure, à l'issue de ce marathon idéologique : «La mort, bien sûr, ne sera jamais vaincue par l'humanité, pas plus que la solitude, le désespoir, ou l'une quelconque des nombreuses souffrances qui font la condition humaine. Mais pour une douleur irréductible, combien de souffrances générées par l'homme». (Universitaire suisse) * Jean Ziegler. L'Empire de la honte Editions Fayard 2005.