La décision du chef du gouvernement de former un nouveau gouvernement n'a pas que des conséquences politiques. Elle est aussi au cœur d'une polémique juridique et constitutionnelle... Censée désamorcer la crise politique, la décision de Jébali de former un gouvernement de compétences nationales pose une problématique constitutionnelle. Les professeurs Yadh Ben Achour, Kaïess Saïed et Sadok Belaïd en font des lectures différentes. Yadh Ben Achour : « Hamadi Jebali a parlé de changer des ministres et non de démissionner ou de former un nouveau gouvernement » «Dans la nomination d'un gouvernement, il faut préciser qu'il existe deux procédures différentes. La première est la formation d'un nouveau gouvernement et cela se passe soit après des élections soit après la démission d'un gouvernement. L'article 15 de la petite constitution stipule que c'est le Président de la République qui doit charger le chef du gouvernement de former le nouveau gouvernement et de le présenter devant l'ANC. Mais il faut que ce soit précédé de la démission collective de l'ancien gouvernement. La seconde procédure consiste en un simple remaniement ministériel. Selon moi, Hamadi Jébali a parlé de changer des ministres et non de démissionner ou de former un nouveau gouvernement. En cela, sa décision est une solution qui existe dans la petite constitution. Car, cela entre dans les attributions du chef du gouvernement, après information du président, de proposer des ministres individuellement. Le chef du gouvernement n'a pas, peut-être, été très clair, mais moi j'ai compris qu'il parlait de remaniement...» Kaïss Saïed : « Au comble du paradoxe, on peut voir Jebali soutenu par l'opposition et lâché par son propre parti... » «D'après l'allocution du chef du gouvernement, il ne s'agit pas d'un remaniement mais de la formation d'un nouveau gouvernement. Pour cela, l'article 15 de la loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics ( petite constitution), le Président de la République convoque un candidat du parti qui a le plus grand nombre de sièges à l'Assemblée et le charge de former un nouveau gouvernement. Celui-ci doit présenter sa nouvelle formation dans les quinze jours qui suivent avec un nouveau programme. C'est la base de l'action pour la prochaine étape, mais qui passe nécessairement par le vote de confiance de la plénière de l'ANC. Mais, la solution constitutionnelle est insuffisante et toutes les hypothèses politiques restent envisageables. Le parti Ennahdha, avec ses 89 membres à l'ANC, acceptera-t-il ce choix ? Avec un remaniement ou la formation d'un nouveau gouvernement, Jébali appartiendra-t-il encore au parti Ennahdha ? Sortira-t-il de la coalition actuelle ? L'opposition va-t-elle le soutenir ? Toute décision restera soumise à l'épée de Damoclès d'une motion de censure de la majorité à l'ANC. Mais Ennahdha aura-t-elle encore cette majorité ? Tout dépendra du sort de la Troïka et de l'attitude des partis de l'opposition. Au comble du paradoxe, on peut voir Jébali soutenu par l'opposition et lâché par son propre parti... » Sadok Belaïd : « Nous sommes à un jour de la déstructuration de l'appareil politique » « La décision de M. Jébali ne tient ni sur le plan politique ni sur le plan constitutionnel. Il ne lui appartient pas de démettre le gouvernement. Comme il ne lui est pas possible de faire un grand remaniement. C'est comme pour une voiture ; ou on change quelques deux ou trois bougies ou on renouvelle le moteur en entier. Il n'y a pas de solution autre que la formation d'un nouveau gouvernement, un gouvernement de salut national. Il faut d'abord que le gouvernement actuel démissionne ou soit démis par l'ANC. Mais il y a les équilibres politiques actuels qui l'empêchent. Ce qui nous mène vers une situation inédite et très grave. Nous sommes à un jour de la déstructuration de l'appareil politique. L'Assemblée constituante est bloquée, le président est bloqué en raison de la faiblesse de ses prérogatives. Le chef du gouvernement est bloqué. Il a rompu avec son parti et l'opposition ne peut pas le soutenir... » Au-delà des problématiques juridiques, les constitutionnalistes rejoignent en définitive les politiques. Ils reconnaissent que la situation exceptionnelle que traverse le pays doit dépasser la polémique juridique et les dispositions insuffisantes de la petite constitution et trouver des réponses politiques plus larges et plus consensuelles.