«Dans la pénombre conceptuelle de l'après-Lumière, tous les chats sont gris», Ulrich Beck Il est de bon ton, dans les milieux conservateurs, religieux ou non, de fustiger la société matérialiste, ses dérives, l'égoïsme omniprésent et la perte des valeurs morales. Ces envolées mélancoliques et désabusées ne se retrouvent-elles pas finalement à toutes les époques? Heureusement, la réalité est infiniment plus subtile, plus complexe, plus riche. Liogier, professeur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence (où il dirige l'Observatoire du religieux), analyse le détail de ce qui habite la conscience des «nouveaux croyants.» A la manière d'un Barthes ou d'un Bourdieu, l'un de ses maîtres, il décortique les présupposés des perceptions modernes, en s'attachant aux connotations. Dans la marmite effervescente de la foi, que trouve-t-on? Pas un seul jour ne passe sans qu'un islam aux contours très précis ne fasse de nouveaux adeptes, en Europe comme ailleurs. Depuis sa naissance, la religion de Mahommet (que la paix soit sur lui) ne cesse de se répandre, de conquérir les cœurs. D'un autre côté, dans le monde occidental post-industrialisé émerge un sentiment diffus du sacré, véritable éclatement du domaine religieux selon des modalités inhabituelles, parce que récentes. Il fallait s'y attendre, le théiste de l'ère post-industrielle ne ressemble pas à ses ancêtres. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, le croyant de la modernité se livre à un jeu dogmatique consistant à définir comme non religieuses des croyances et des pratiques qui le sont objectivement afin de se démarquer du monothéisme, considéré dans cette optique comme autoritaire, violent et moraliste. Selon Emile Cioran, «nous croyons tous à beaucoup plus de choses que nous ne pensons (...), l'homme est l'être dogmatique par excellence (et) ses dogmes sont d'autant plus profonds qu'il ne les formule pas, qu'il les ignore et qu'il les suit. Il n'y pas moins de culture religieuse que jadis, mais un nouveau savoir religieux englobant qui, effectivement, écrase sur son passage les différences traditionnelles de fond, les cultures réelles des différentes traditions, parfois, paradoxalement, en exagérant certains traits, en projetant sur elles des couleurs faussement et exotiquement traditionnelles». Avec méthode, l'auteur démasque ces passagers clandestins très encombrants, précisément parce qu'ils sont ignorés. Dans une optique purement descriptive, exempte de jugement de valeur, Liogier parle d'«individuo-globalisme» pour désigner ce qu'il considère comme la religion dominante de notre temps. Usant d'une métaphore, il évoque une «musique propre à mobiliser les sentiments». Alors que jusque dans les années 1960, les contours d'une foi et les appartenances étaient relativement aisés à délimiter, conférant à l'adepte une identité bien déterminée, de nos jours, les croyances se diversifient. Elles consacrent un détachement des entités politiques, étatiques, tribales, familiales, à travers la globalisation. Ce courant de «transportation» et de transformation puise volontiers son inspiration dans les religions non monothéistes, «comme si la globalisation n'était pas seulement matérielle, économique, informationnelle, mais aussi et peut-être d'abord imaginaire». Energie, fluidité, vibration, santé, vrai bonheur, créativité, approche holistique, authenticité, nature, développement personnel, voilà le champ lexical sur lequel se déploie l'individuo-globalisme, aspiration à dépasser de notre condition mortelle et souffrante, recherche d'un bien-être menant vers une forme d'éveil. Cette nouvelle mythologie, qui comme toutes les mythologies, raconte toujours l'en-deçà et l'au-delà du saisissable, puise son origine dans les écrits de Rousseau et dans le romantisme. «L'homme est homme parce qu'il raconte son humanité, il ne peut vivre que dans le mythe de son humanité (...). Le mythe, loin d'équivaloir au mensonge, est la dimension narrative irréductible de l'être humain, ce qui confère à sa vie individuelle et collective une continuité significative et destinale». Cette nouvelle foi peut prendre toutes sortes de formes, y compris l'adhésion à des sectes, ensemble d'individus désireux de vivre selon des principes différents, soigneusement décortiquées par l'auteur (scientologues, raéliens). Progrès spirituel rationnel, passant par des étapes successives, individualisation de la réussite, importance du voyage, du mouvement, conscience globale, sacre de l'infini, voilà quelques-uns des ingrédients classiques que l'on rencontre dans ces microcosmes qui se nourrissent du monde tout en s'en isolant. Que voit l'Occident du monde musulman? La toile de fond sur laquelle se déploie cette nouvelle scène a elle aussi changé. La poursuite du bonheur, qui devient presque une vertu morale, un devoir, représente un élément relativement inédit. Le citoyen grec, pour sa part, recherchait plutôt la gloire, et dans la pensée monothéiste, la souffrance revêtait une fonction rédemptrice (le sacrifice du Christ). De manière inattendue, dans cet idéal en chantier, l'auteur diagnostique la fin de l'islamisme, défini comme la version politisée du fondamentalisme, visant à la transformation totale du monde, et donc de la société dans son ensemble. «Les dirigeants occidentaux n'ont rien vu venir, parce qu'ils sont encore obnubilés par la défense de l'Occident libre et libéral, contre un monde musulman qui serait irréductiblement attaché à des valeurs antilibérales et poursuivrait la domination sans partage de la planète sous le règne de la loi islamique. Ils n'ont pas vu que nous sommes entrés dans un monde sans autre essentiel, sans autre sociétique, communiste, depuis la fin du XXe siècle déjà, mais sans autre islamiste non plus depuis le début du millénaire. Et que les attentats bruyants, y compris ceux du 11 septembre, ne sont que les derniers effets agonistiques, feux d'artifice terminaux, de l'islamisme et non le signe de son triomphe». Pour les athées militants qui s'imaginaient en avoir fini avec la foi, pour les croisés de la laïcité, quelle défaite! Ainsi, il ferait inexorablement partie intégrante de la condition humaine de croire. Le renouveau de l'Eglise russe, écrasée sous le bolchévisme et maintenant florissante, ne dit pas autre chose. (Universitaire suisse) Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? de Raphaël Liogier — Ed. Armand Colin, Paris 2012