Il existe une relation de solidarité nécessaire entre le principe d'unicité de Dieu et le fait que ce Dieu unique parle aux hommes, qu'il soit donc la source d'une « révélation ». D'abord parce que la multiplicité des dieux nous entraîne dans une configuration des choses par rapport à laquelle la parole divine peut se cantonner à l'intérieur de la sphère du divin, en tant qu'espace de colloque. Les dieux parlent entre eux et ne le font avec les hommes que de façon secondaire et accidentelle. Dans les religions polythéistes, il ne s'agit pas tant de recueillir une parole à soi adressée que de deviner des volontés, ou des décrets, en pénétrant un espace sacré comme on déchiffre un langage étranger. A l'inverse, le Dieu unique est un Dieu solitaire qui, lorsqu'il s'adresse à l'homme, se tourne entièrement vers lui, en lui livrant un propos essentiel. Et, parce qu'il en est ainsi, Dieu parle aux hommes dans leur propre langue. Non pas seulement pour s'assurer d'être compris d'eux, mais pour les toucher au cœur. Ce qui signifie que, pour résonner dans l'oreille de l'homme, la parole divine investit l'espace des langues particulières. C'est la raison pour laquelle la tradition monothéiste s'ouvre par l'expérience d'une parole qui ne requiert nulle traduction pour celui qui la reçoit. Cette dimension est affirmée fortement dans le texte coranique au point que la théologie musulmane s'est crue autorisée à établir un lien indissociable entre la révélation coranique et la langue arabe. Ce qui, dans son esprit, signifie que la révélation ne résonne véritablement comme telle que lorsqu'elle est appréhendée dans la langue particulière qui lui a servi d'élément d'accueil. Et le Coran traduit dans une langue étrangère, quelle que soit la qualité de la traduction, n'est donc pas, à proprement parler, le Coran. Une telle position se justifie sans doute par le fait que toute traduction occulte cette dimension de l'irruption initiale, de la rencontre miraculeuse entre l'espace infini de la parole divine et celui, plus charnel, de la langue humaine et de ses sonorités particulières : bref, elle efface l'écho singulier et inouï que la rencontre provoque dans l'instant de la révélation ! Mais cette position théologique va ensuite se heurter à une difficulté. Cela arrive quand il s'agit de faire admettre le message coranique à des populations non arabes, à des populations qui ont leur propre langue : langue en laquelle elles sont en droit de revendiquer que Dieu fasse parvenir le son de sa parole, comme il l'a fait pour les Arabes. Et que, au-delà du sens traduisible, elles éprouvent à leur tour la même grâce d'une « visite » qui secoue les arches de leur propre langue, de leur langue maternelle. Il n'est pas certain que, dans le passé, la réflexion autour de cette difficulté ait pu être menée aussi loin qu'elle le mérite. D'une part, parce que la constitution d'une entité politique – le califat - a précipité au début de la période islamique une entreprise d'arabisation des populations conquises dans un souci politico-stratégique. Or que cette arabisation rendait tout simplement impossible l'expérience d'une migration de la « rencontre », ou de la « visite », de l'espace d'une langue à celui d'une autre. Et, d'autre part, parce que l'affirmation du statut de la langue arabe comme langue « élue » et, conjointement, du droit de chaque langue humaine d'être à son tour, et chacune pour ce qui la concerne, le lieu possible d'une révélation divine, cette affirmation comporte une difficulté pour la pensée face à laquelle la jeune théologie musulmane, encore mal assurée, a répondu par une crainte : crainte que le partage soit dispersion, dissémination. Et cette crainte a entraîné un repli dans une attitude de conservation... Repli lourd de conséquences, cependant, car il revenait à nier pour les autres ce qu'on revendiquait pour soi. Ce qui transformait la signification de cette revendication elle-même, en l'amputant de sa dimension de partage, ou de générosité dans le partage. La «descente» de la parole de Dieu ne survient pas au niveau d'un peuple pour se refuser aux autres peuples. Au contraire, elle survient au niveau d'un peuple pour que ce dernier se fasse lui-même l'écho de cette irruption à l'adresse des autres peuples et pour que ces derniers s'éveillent au moins à la possibilité que cette même irruption survienne au sein de leur langue. Le partage ne doit donc pas s'accomplir à travers la négation des autres langues, mais au contraire à travers l'élément de leur diversité... Et la mission inhérente à la révélation demeure inachevée, en un sens, tant que ne s'est pas accomplie la possibilité d'un tel partage. Répondre, comme l'ont fait certains théologiens du passé, qu'il appartient à Dieu seul de décider dans quelle langue il lui plaît de faire résonner sa parole, c'est adopter la même position que celle des Juifs de Yathreb lorsque le Prophète, au moment de l'Hégire, se tourna vers eux dans un désir d'alliance et qu'ils lui opposèrent une réponse altière et dédaigneuse : celle de la barrière de leur propre «élection». Nier la différence des langues dans leur droit égal à recueillir la révélation, c'est nier le partage, et c'est faillir à la mission.