Dès le stade coranique (610- 632), la mise en place de l'islam apparaît comme un processus historique subversif qui touche toutes les conditions et tous les niveaux de déploiement de l'existence humaine en ce temps et en cette région de l'Arabie nommée Hijâz. La réception croyante de la Révélation se heurtait à plusieurs oppositions de ceux qui étaient la cible première d'une polémique continue : les associateurs ou polythéistes (mushrikûn), les hypocrites versatiles (munâfiqûn) qui affichent un islam formel pour le rejeter à la première occasion favorable et les gens du Livre rangés dans la catégorie de ceux qui ont reçu antérieurement des fragments de révélation, mais qui refusent à entrer dans la Nouvelle Alliance proposée dans le Coran. Ces tensions et polémiques aboutiront à une rupture théologico-politique définitive : « vous avez votre religion et j'ai la mienne » dit la sourate cent neuf Les mécréants (infidèles à l'alliance) ; la sourate 98 intitulée La preuve manifeste est médinoise et étend la rupture aux gens du Livre eux-mêmes. Ainsi se précise la distinction entre muslim et mûmin : celui qui déclare formellement l'adhésion à l'islam naissant et celui qui déclare sa foi, sa confiance irréversible dans l'alliance (‘ahd, mîthâq) avec le vrai Dieu Allah. La Parole de Dieu est opposée à toutes les catégories de négateurs comme La preuve manifeste décisive qui abolit toutes les formes antérieures d'alliance avec les divinités. On retiendra donc au stade coranique l'insistance sur la distinction fondatrice entre la foi (imân) et islâm dont on va préciser l'évolution au stade coranique. Aux origines du terme islâm Que nous apprend l'analyse philologique du Coran comme texte sur le terme arabe islâm ? En 1972, M. M. Bravmann a réuni dans un livre intitulé The spiritual Back ground of Early Islam. Studies in Ancient Arab concepts, quatorze articles publiés entre 1945 et 1971. Ce travail est très représentatif de la lecture philologique et historiciste appliquée dès les XVIIeme-XVIIIeme siècles en Europe à l'étude critique des textes bibliques et évangéliques. L'arabisant allemand Théodore Noeldeke à étendu cette science à l'histoire du texte coranique. Taha Hussein a essayé de l'appliquer à l'étude de la poésie antéislamique pour enrichir la connaissance historique du lexique coranique. Les gardiens de l'orthodoxie à Al-azhar ont stoppé cette initiative et nous sommes privés jusqu'à nos jours d'un Dictionnaire historique de la langue coranique. Si ce dictionnaire avait vu le jour depuis les années 1930, la connaissance du Coran et l'évolution de l'islam n'aurait jamais connu les malversations dont ils font l'objet depuis les années trente. Bravmann s'efforce de retrouver les contenus contemporains du Coran des termes islâm, îmân, dîn, dunyâ, sunna, sîra,‘ilm, bay‘a, etc. Cette terminologie est fondatrice dans le discours coranique, car elle engage à la fois l'autorité spirituelle de la Révélation et des enjeux politiques, juridique et sociaux. La différenciation entre l'autorité du spirituel et le pouvoir qui sera exercé par les califes sera reprise par les théologiens et les juristes dès les premiers débats qui ont eu lieu entre les clans des Banû Hachim et des Banû Sufyân pour assurer la succession du prophète disparu. M. Bravmann nous assure que le mot islâm a signifié défier la mort, faire le sacrifice de sa vie pour une noble aspiration : défendre son honneur, se donner sans condition à Dieu. Ces deux motivations ne peuvent être traitées sur le même plan. Mourir pour l'honneur (‘ird) du clan, parce que la solidarité mécanique du groupe le commande, apparaît dans le Coran à la fois comme un tremplin pour substituer la quête de Dieu à l'attachement au clan et comme un obstacle à cette opération de substitution. Les versets 14 et 17 de la sourate 49 dévoilent l'usage trompeur de la mort défiée en opposant un islâm stigmatisé comme une adhésion extérieure, tactique et révocable, à l'intériorisation profonde et irréversible des termes de l'Alliance liant la créature au Créateur. Cette intériorisation est nommée îmân, terme connotant les valeurs de fidélité, loyauté, engagement du cœur à respecter scrupuleusement toutes les conditions stipulées dans l'Alliance. Le terme français foi renvoie aux mêmes vertus régulatrices de la confiance totale échangée. Les mystiques travailleront l'imân dans cette direction de la réciprocité des consciences et des cœurs. Ce travail de différenciation entre islâm et îmân est conduit avec insistance dans plusieurs contextes référant à des conduites concrètes des vrais fidèles (mûminûn) et des croyants peu ou pas fiables. Voici quelques statistiques éclairantes. Le verbe aslama intervient 22 fois, notamment dans l'expression aslama wajhahu lillâh, faire don de sa personne à Dieu seul ; muslim, muslimûn trente neuf fois dont 2 seulement pour muslimât (féminin); la forme islâm 7 fois seulement ; le contraste est frappant avec îmân 17 fois, âmanû 258, mûminûn 166 dont 19 pour mûminât. L'islam comme sacrifice de sa vie demeure toujours exigé puisque ceux qui évitent d'aller au combat sont dénoncés selon le code de l'honneur qui opposait courage, vaillance, désir de mourir en héros à lâcheté, couardise, trahison, fuite du combat (qa‘ada). Au fondement de la foi On notera que ces précisions tranchées sur islâm et îmân et les conditions du jihâd pour Dieu, apparaissent dans deux sourates tardives : la 49 classée 106e et la 9 classée 113e. Le travail des deux concepts tout au long de la « révélation » a dépendu des contextes et des protagonistes changeants de La Mekke à Médine. Face aux associationnistes (mushrikûn) de La Mekke, il s'agissait de fonder la foi en un Dieu unique ; face aux opposants juifs de Médine (al-rabbâniyyûn), il fallait reconstruire un récit de fondation de la nouvelle communauté religieuse pour l'insérer dans la continuité « spirituelle » de la longue lignée biblique des prophètes avec les trois maillons fondateurs : Abraham, Moïse et Jésus fils de Marie. C'est dans le travail de réappropriation « islamique » de ces grandes figures religieuses que la religion émergente prend la dimension d'un espace religieux propre à une communauté peu à peu différenciée des communautés concurrentes sommées d'entrer dans une rivalité mimétique pour s'assurer le contrôle exclusif d'un même capital symbolique centré sur le panthéon mekkois pour les associationnistes, sur l'antériorité biblique de la révélation pour les juifs et les chrétiens. Pour retravailler la Figure initiale d'Abraham, le Coran utilise le terme millat Ibrâhîm plutôt qu'islâm encore en voie de construction. Milla désigne un groupe dont les membres partagent nécessairement les mêmes croyances ; le terme sera repris avec le même sens pour désigner les diverses communautés confessionnelles de l'Empire ottoman. Dans le verset 67 de la sourate 3, Abraham est rattaché à la religion pure de toute déviation, le Hanifisme : « Abraham n'est ni juif, ni chrétien, mais un hanîf muslim ». Muslim, dans ce contexte de construction d'une version corrigée, redressée, de l'histoire des « peuples du Livre », version bien différenciée de celles « altérées » des juifs et des chrétiens, ne peut être traduit par musulman tant que le statut de ce qui deviendra l'islam ne sera pas socialement et doctrinalement élaboré. Au stade abrahamique retravaillé par le Coran, il s'agit bien de cette soumission intériorisée par le cœur comme engagement de la foi dans l'Alliance avec Dieu. Dans les versets souvent cités « La religion au regard d'Allah, c'est l'islâm » (3,19) ; « Vouloir professer une religion autre que l'islâm, ne sera pas accepté » (3,85), il faut garder au terme islâm ce sens fondateur d'une attitude religieuse d'acceptation du Vouloir divin que symbolisent idéalement toutes les conduites de l'Ibrâhîm coranique ; consacrer à ce stade l'équivalence de l'islâm abrahamique avec celui que construiront plus tard les sciences et les institutions dites islamiques, c'est rejeter dans l'impensable tous les problèmes liés au passage de « l'expérience humaine du divin » (titre d'un ouvrage de M. Meslin) à la religion institutionnalisée, ritualisée, orthodoxisée par « les gestionnaires du sacré ». C'est pour éviter ce saut dans l'instrumentalisation idéologique du fait religieux que je préfère parler de religion émergente au stade du discours coranique en voie d'énonciation. Bravmann interroge les étymologies d'un vocabulaire coranique dont la principale préoccupation est de retravailler le lexique arabe pour exprimer de nouvelles notions et introduire de nouveaux horizons de sens. Les étymologies sont à utiliser avec précaution, car elles peuvent voiler les apports du travail coranique des concepts. On doit se méfier des significations fossilisées, mal reliées au continuum vivant d'une langue et d'une société que le discours coranique vise à effacer pour faire place à la conceptualisation du Dieu unique nommée Allah. Aujourd'hui, on s'oriente vers une histoire sociale, politique et culturelle qui permettrait enfin une lecture historique et anthropologique du Coran. Viser un tel objectif est en soi un immense progrès dans l'approche critique et explicative, non plus seulement d'une religion naissante, mais d'un moment et d'un paradigme de la créativité des hommes en lutte pour leur émancipation.