C'est dans la région située entre l'Inde, à l'est, et le front atlantique de l'Afrique septentrionale et de l'Europe méridionale à l'ouest, que tout se joue pour nous de l'Antiquité jusqu'au Moyen-âge. Le reste est, pour ainsi dire, terra incognita. Or, dans ce vaste espace, l'empire abbasside représentera, dès son arrivée en 750, une pièce maîtresse. De fait, plus à l'ouest, l'empire byzantin, qui se maintiendra pourtant jusqu'en 1453, n'est déjà plus que l'ombre de lui-même, se réduisant quasiment au territoire de l'Asie mineure. Tandis que l'Europe, elle, en est encore à tenter de recoller les morceaux désarticulés d'un ancien empire: Charlemagne reçoit pour la première fois la couronne d'empereur, dans un geste voulant ressusciter l'ancienne puissance de la Rome impériale. Cela se passe un certain 25 décembre 800. Mais à ce nouvel empire manquent cruellement les attributs de l'unité dans la durée : la politique de renforcement de l'Eglise ne pourra rien contre les forces de la dislocation et du morcellement inhérentes aux processus de succession. Tel n'est pas le cas en Orient : l'empire abbasside dispose d'un socle politico-religieux qui lui assure une forte armature malgré les secousses. A partir de sa capitale Bagdad, il étend sa domination du Maghreb à l'Iran et au-delà en reprenant à son compte ce qui fut une caractéristique de l'empire romain tout autant que l'objet d'une revendication à l'époque omeyyade : l'égalité de droit entre tous les sujets. Ce qui vise moins la défense des Chrétiens et des Juifs, qui restent soumis à des mesures discriminatoires fiscales et parfois plus que fiscales selon les époques – celle d'Al Mutawakkil ne leur fut pas tendre – que les Arabes eux-mêmes, dont les prétentions à jouir des privilèges du pouvoir de façon exclusive s'étaient longtemps affirmées, conformément à l'idée qu'ils seraient les dépositaires du message de l'Islam. Il faut cependant nuancer ici et relever même le paradoxe d'une politique abbasside qui, assez rapidement, va organiser la défense, non pas certes du sujet arabe comme sujet privilégié, mais de la culture arabe comme culture ayant la précellence et la préséance. Et cela, une fois de plus, pour des raisons qui relèvent de l'équilibre du système politico-religieux et de ses exigences. Or Al-Jahiz va jouer ici un rôle majeur... Le pouvoir abbasside, en réalité, par la politique d'ouverture qu'il a pratiquée au début de son règne, non seulement en direction des non-Arabes, mais aussi en direction des non-Musulmans, par la façon qu'il a eu de laisser briller en son propre sein l'éclat de civilisations que l'Islam a vaincues par les armes, a comme créé les conditions d'une perte d'équilibre culturel. Les intellectuels et les dignitaires parmi les Persans et les Chrétiens, présents en nombre au sein de l'administration, se sont laissé aller, un moment, à porter un regard dédaigneux à l'égard de la culture arabe: ils étaient d'autant plus confortés à le faire que le prestige des sciences et des arts, en provenance de la Grèce antique ainsi que du passé sassanide, avait fait son entrée et son effet, les mettant presque malgré eux dans le rôle de l'élite de l'esprit. «Que pesait la culture arabe préislamique face à tout cela ?» : voilà la question qu'ils laissaient insidieusement faire son œuvre parmi les gens de leur entourage. Il se mêlait dans leur idée, sans doute, une part de revanche face à un conquérant à qui ils déniaient volontiers les qualités de l'esprit. Or les gouvernants abbassides, non qu'ils furent toujours à ce point jaloux de la culture arabe, mais ils voyaient bien quel péril il y avait à laisser jeter le discrédit sur une culture dont la religion de l'empire était elle-même issue... Or que cette religion jouait le rôle de précieux ciment politique permettant de tenir ensemble des populations d'origine différentes d'un coin à un autre du vaste territoire sous domination ! Car la religion en question était indissociablement liée à la langue arabe. Il fallait donc aller à la rescousse de cette culture arabe ancienne et, dans le même temps, montrer surtout ce dont elle était capable en termes d'éloquence et même de raffinement : façon de clouer le bec aux médisants, pour ainsi dire ! Ce fut la mission de la prose arabe, du « adab », dont en réalité la définition déborde l'activité littéraire pour couvrir, comme le mot l'indique assez, les bonnes manières. Dans le domaine du « adab », Al-Jahiz est la grande référence. Sa carrière incarne cet effort de promotion de la culture arabe, aussi bien sur le plan littéraire et rhétorique que sur le plan théologique et scientifique. Il est sans doute celui par qui la culture arabe se dote des attributs de sa modernité de l'époque face aux autres cultures, grecque et persane en particulier. Il l'est car il sait faire la jonction entre le génie de la culture arabe antéislamique et les exigences plus rationalistes d'une société qui, bien que musulmane, est fortement cosmopolite et désormais porteuse d'héritages culturels lourds. Ses talents sont nombreux, dont le moindre n'est pas son sens de l'humour et de la dérision, comme il en donne la démonstration dans son chef-d'œuvre, Al-bukhala : un texte qui raille l'avarice, en la mettant volontiers sur le compte du Persan, laissant à l'Arabe, plus fruste dans ses coutumes, le privilège de la sincérité et de la générosité. La tâche est double, à vrai dire : mettre du baume au cœur à une culture arabe malmenée par la supériorité intellectuelle et scientifique des autres — supériorité qui se fait d'ailleurs parfois plus audacieuse sur le chapitre sensible de la religion – en la dotant d'un système esthétique et critique et, d'autre part, lancer l'offensive contre cette prétention affichée des autres cultures et leur tendance à la domination intellectuelle. L'aventure mutazilite, à laquelle prend part Al-Jahiz comme l'un de ses représentants les plus marquants, constitue peut-être avant tout une façon de conférer à la théologie musulmane, comme dimension de la culture arabe, les armes de la cohérence et de l'élégance face à des attaques venant de l'extérieur sur des questions comme celle du libre-arbitre et de la justice divine, celle de la dimension éthique des préceptes religieux ou peut-être aussi celle du statut de la parole divine, avec la négation du Coran comme parole divine incréée et l'idée que le lieu propre de la parole divine précède celui de la profération humaine... Il faut rappeler que cette thèse, qui sera combattue plus tard par la théologie ash'arite, avait vocation à attaquer le christianisme sur le terrain de l'unicité divine, en faisant adopter à la théologie musulmane une position inattaquable, en ce sens qu'il ne serait plus possible d'alléguer que la divinité du Coran constitue une infraction au principe de l'unicité de Dieu pendant que, à l'inverse, le principe de la trinité... On sait que cet élitisme culturel ne tiendra pas la route : il sera évincé du vivant même d'Al-Jahiz, sous le califat d'El Mutawakkil, et le dogme du Coran incréé sera rétabli dans l'empire. Mais l'idée d'une supériorité de la culture arabe, contre ce qu'on a appelé la chou'oubiyya, aura été affirmée et sera maintenue, malgré les tensions qu'elle implique : car que veut dire qu'un peuple ait été de culture supérieure alors même qu'il était païen, étranger donc à la religion révélée ? A vrai dire, cette défense de la culture arabe qui a marqué la période abbasside, et qui répondait à une nécessité politique, comportait deux risques. Un premier risque, mauvais : que la culture arabe s'enferme dans une conception de sa propre supériorité qui s'accommode de ses retards de civilisation et qui l'amène même à porter un regard de mépris à l'égard de toute expression élevée de civilisation chez les nations étrangères. Et un beau risque, qui était qu'à travers l'exemple de la culture arabe païenne soit réaffirmé le génie des nations anciennes, leur capacité à se donner une destinée universelle à partir d'un germe qui se trouve en elles toutes et sans qu'il soit besoin pour elles de se mettre sous la tutelle d'une grande civilisation existante et de son prestige... A ce double risque, s'ajoute cependant un péril : le raidissement des querelles théologiques entre Juifs et Chrétiens d'une part, Musulmans d'autre part, autour de la question du privilège de la mission... Et la perte également du fil qui fait remonter la famille monothéiste tout entière vers les anciennes prophéties, celle d'Isaïe en particulier, et vers l'obligation d'œuvrer tous pour le «droit» parmi la multitude des nations...