Chargé par le chef de l'Etat de former le nouveau gouvernement, M. Ali Laârayedh a d'emblée sollicité le soutien des Tunisiens. Or, l'homme fait face de prime abord à des préjugés défavorables. Sa gestion des affaires en tant que ministre de l'Intérieur s'est soldée par une série d'échecs cuisants. Récapitulons : la police, épaulée par des miliciens islamistes, a fortement réprimé les manifestants venus célébrer, le 9 avril 2012 à Tunis, la fête des Martyrs. Il y a eu aussi la flambée des violences salafistes et le couvre-feu dans le Grand Tunis à l'issue des événements de la Abdelliyya au début de l'été. S'ensuivirent une série de drames: l'attaque de l'ambassade américaine, le 14 septembre 2012, l'assassinat de Lotfi Naguedh en octobre, le couvre-feu à Gabès toujours en octobre, la dure répression du soulèvement populaire à Siliana en novembre, l'attaque du siège de l'Ugtt en décembre et l'assassinat de Chokri Belaïd en février 2013. Autant d'événements douloureux, sanglants et mortels pour la plupart. Des commissions d'enquête ont été diligentées dans la plupart des drames. Elles demeurent lettre morte. Pis, M. Ali Laârayedh a qualifié certains événements de «dépassés par l'actualité». Sa volonté d'escamotage est on ne peut plus manifeste, au mépris du droit des victimes et du droit de savoir pour tous. Au bout du compte, il s'avère qu'il traîne tellement de casseroles. Certains n'en reviennent pas. Sous d'autres cieux, après un assassinat aussi grave que celui de Chokri Belaïd, le ministre de l'Intérieur rend impérativement le tablier. Chez nous, il est promu chef de gouvernement. N'empêche. Ce qui est fait est fait. Et Ali Laârayedh s'attelle à former le nouveau gouvernement. Sa première allocution télévisée ce vendredi a été protocolaire, certes. Mais il devra d'emblée donner des signaux forts. Les Tunisiens attendent une déclaration d'intention avec des repères clairs et un engagement appuyé. La fin en queue de poisson du gouvernement Jebali laisse comme un arrière-goût d'amertume. La politique, le politique, en sont affectés. Les gens assistent, médusés, à un jeu de chaises musicales aux motivations ténébreuses. Les bureaucraties et féodalités partisanes investissent la place. Les gourous mènent la danse du fond de leurs tanières secrètes ou dissimulées. On redoute le triomphe de l'occulte. De l'échec en permanence en quelque sorte. Pour faire patte de velours, Ali Laârayedh devra prendre au moins trois engagements fermes. En premier lieu, élucider le plus promptement possible l'assassinat de Chokri Belaïd, en démasquer les commanditaires et les traduire en justice. Il ne faudrait surtout pas que son abandon du ministère de l'Intérieur s'apparente au délestage d'un lourd fardeau. En deuxième lieu, Ali Laârayedh devra assurer la neutralité du ministère de l'Intérieur, en n'en confiant point le portefeuille à un partisan, encore moins nahdhaoui. Laârayedh devra enfin honorer les engagements pris par son prédécesseur lors des pourparlers intra-partisans dans sa tentative avortée de formation d'un gouvernement de technocrates. Toute initiative en dessous de ce plancher équivaudrait à cultiver l'échec de prime abord. Tout le monde convient cependant des difficultés de la tâche de Laârayedh. Parce que l'épicentre du pouvoir est à Montplaisir plutôt qu'à La Kasbah. Le mouvement Ennahdha tient au pouvoir mordicus. Il s'agrippe aussi aux ministères de souveraineté, particulièrement le ministère de l'Intérieur. Il cultive une mentalité de fief et de chasse gardée à ce propos. Au grand dam de toutes les composantes de la société politique et civile. Finalement, Laârayedh se retrouve entre deux pressions, celle de ses casseroles et des exigences de son parti et celle des attentes de l'opinion. Saura-t-il se comporter en homme d'Etat ou en apparatchik ? Qui vivra verra.