Par Mustapha Zghal(*) Aujourd'hui, il n'y a pas un seul homme politique qui ne réclame pas la fixation d'une date pour les prochaines élections. On a pris du retard, c'est vrai et on veut terminer le plus vite possible avec la période de transition pénible et qui tarde à prendre fin. Néanmoins, je trouve anormal qu'on parle peu ou pas du tout de la loi électorale ou précisément du mode de scrutin. Vers un scrutin uninominal Va-t-on reproduire l'ancienne loi, c'est-à-dire le vote de scrutin de listes. Le 23 octobre 2011, les citoyens ont choisi une liste parmi les listes proposées. Elles étaient vraiment très nombreuses, allant de 50 listes jusqu'à 74 listes selon les circonscriptions, si mes souvenirs sont bons. En somme, les citoyens ont choisi les partis et non les personnes physiques. La campagne électorale qui était fastidieuse, du fait du nombre exagéré des listes candidates, a permis aux têtes de liste de prendre la parole et de s'afficher devant le public pendant trois minutes chacun. Dans les meilleurs des cas, le public n'a eu l'occasion de voir que celui qui était à la tête de la liste, une seule fois, lors d'une émission télévisée, en un laps de temps très court Le scrutin ayant eu lieu, selon les listes avec un nombre très élevé de listes présentées par des partis ou des groupes d'indépendants, les résultats, apparemment surprenants, étaient, somme toute, dans la logique des choses. Des listes, en nombre élevé, n'ont pas eu suffisamment de voix pour avoir des constituants. Mais pour d'autres, la récole était bonne et l'on a enregistré des listes qui ont réussi à faire élire 2 ou 3 et même 4 constituants de la même liste. Ces élus venant à la suite du chef de liste sont de parfaits inconnus du public, puisqu'ils étaient absents physiquement lors des émissions télévisées Le peuple tunisien les a découverts le jour de la première réunion. Vraiment des visages nouveaux inconnus du grand public...Ce sont les élus de la Nation que malheureusement la nation n'a pas connus avant le vote. Un arrondissement, un député Pour éviter cette situation de non-transparence, il faut assurer une relation entre l'électeur et l'élu en choisissant le mode de scrutin uninominal (une personne par siège). Cela veut dire que l'élection se fait sur la base des individus et non sur la base des listes. Autrement dit, chaque gouvernorat sera divisé en autant de petits arrondissements que d'élus (députés) pour la population du gouvernorat concerné. Dans chaque arrondissement, les électeurs votent pour un seul candidat parmi les candidats en présence soit, en tant que candidat de parti, soit en tant que candidat indépendant. Dans ces conditions, les électeurs choisiront, en connaissance de cause, la personne idoine pour les représenter en fonction de son idéologie partisane mais aussi en fonction de sa personnalité et de ses compétences. En effet, l'électeur ne choisit pas son constituant ou son député en fonction uniquement du critère du parti d'origine, mais en fonction de plusieurs critères personnels tels que: l'origine et l'histoire du candidat, son rayonnement, son passé militant, sa rationalité, ses relations, sa popularité, sa façon de s'exprimer et son attachement aux valeurs universelles... Se limiter au seul critère du parti d'origine est appauvrissant et fortement aléatoire. Appauvrissant, parce que les partis nouvellement constitués sont peu connus du public et n'ont pas surtout un programme bien arrêté même s'ils ont annoncé des centaines de projets. Très aléatoire parce que les partis peuvent évoluer, se métamorphoser en se divisant en fractions de parti, rivales et opposées. A titre d'exemple, les élus du CPR se sont retrouvés par la suite sous d'autres bannières (Wafa, indépendants, etc. ) De même, les élus d'Ettakatol se sont répartis dans d'autres formations. Certains élus se sont retrouvés chez Nida Tounès, etc. Les élus d'El Aridha se sont éparpillés pour d'autres motifs. Certains sont restés fidèles au chef résidant à Londres, d'autres se sont réfugiés sous d'autres abris Les élus d'Ennahdha peuvent se répartir en deux ailes: l'aile dure et l'aile modérée. Dans ces conditions, le pauvre électeur ne sait plus avec qui il a voté, ni pour quel parti il s'est rangé. Il a voté pour des inconnus et ces inconnus ne reconnaissent plus leur parti d'origine. Le pauvre électeur est doublement perdu. Perdu une première fois parce qu'il a voté pour un «package» de personnes dont il ne connaît que l'emballage avec un symbole distinctif, genre de logo marketing politique tels que « lunette », oiseau , olivier, palmier ou poisson. Perdu une deuxième fois, lorsque le package a éclaté faisant apparaître des poussins de couleurs différentes. Ainsi, le CPR est devenu en partie Wafa en laissant les lunettes de côté, et en partie El Iklaa, autre parti récemment créé par M. Taher Hmila. – Le PDP est devenu Al Joumhouri en s'alliant avec d'autres. Il en est de même d'El Massar. – Une partie d'Ettakatol a trouvé refuge chez Nida Tounès. – Le secrétaire général d'Ennahdha, M. Jebali, ne consulte pas son parti lorsqu'il prend l'initiative de former un gouvernement de technocrates, le 6 février 2013, mais son parti le désavoue sans l'exclure. – M. Mourou, vice-président d'Ennahdha et premier fondateur de la tendance islamique, critique fortement la politique suivie par le bureau politique du parti qui menace, paraît-il, de l'exclure. En clair, les citoyens ont voté pour certains partis. Ces partis se sont métamorphosés en épousant d'autres formes sans jamais demander l'avis des braves citoyens qui les ont choisis L'évolution du paysage politique En somme, en l'espace d'un an et demi, la physionomie de l'ANC a changé fortement sur le plan de la structure des groupes constitués en son sein. Voyons la situation du côté du paysage politique du pays, a-t-il changé et comment ? – Du côté d'Ennahdha, il n'est pas exagéré de dire que beaucoup de gens ont regretté d'avoir voté pour ce parti. Comme on dit, « le pouvoir use ». De plus, il s'est avéré que le courant religieux sous l'appellation Ennahdha, ou islamiste, n'est pas homogène. Il y a des modérés qui veulent vivre leur islam en bons musulmans (c'est l'aile modérée) et il y a les durs qui veulent islamiser la société tunisienne, tantôt par la ruse (double langage) et tantôt par la violence. Comme à l'ANC, les représentants d'Ennahdha votent en bloc sous l'œil vigilant de leur chef de groupe, on ne peut savoir quels sont les représentants de l'aile dure et les représentants de l'aile modérée. Probablement, Jebali et Mourou sont de l'aile modérée et beaucoup de Tunisiens et de Tunisiennes peuvent rejoindre Ennahdha sous leur bannière, surtout si ces deux leaders entament des négociations avec M. Caïd Essebsi. Les associés d'Ennahdha dans le cadre de la Troïka (CPR et Ettakattol) ont perdu de leur crédibilité et de leur influence dans la société ; eux aussi ont subi les effets de la loi de l'usure du pouvoir. De l'autre côté, l'opposition qui était éparpillée s'est regroupée et s'est renforcée. – Al Joumhouri regroupe trois partis. Le Front populaire rassemble une dizaine de partis – Nida Tounès, inexistant il ya quelques mois, pèse lourd actuellement dans la balance et même vient en tête dans les sondages. Personne ne peut contester le fait que le paysage politique du pays a changé énormément depuis les élections du 23 octobre 2011. Sans remettre en cause la légitimité de l'ANC qui est l'émanation populaire des élections du 23 octobre 2011, il est patent qu'il y a actuellement un hiatus, un écart entre le paysage politique de la société tunisienne et l'ANC qui est restée, dans son ensemble, fidèle et en conformité avec la situation du pays à la date du 23 octobre 2011. Sur ce plan, personne ne peut nier « le divorce » entre le paysage politique d'aujourd'hui et l'ANC d'hier qui est censé en fait le refléter. Cela est dû au fait que la société tunisienne a beaucoup évolué pendant ces 15 mois. A vrai dire, je ne sais si cette évolution est en relation directe avec l'évolution des prix, du fait que le couffin du citoyen pèse lourdement dans la balance et affecte ses choix politiques. Dans les régimes stabilisés et gouvernés démocratiquement, quand le chef de l'Etat constate un tel divorce, il dissout l'Assemblée et demande au peuple de s'exprimer de nouveau. Cela est impensable dans les conditions actuelles de notre étape transitionnelle, d'autant plus que la loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics (petite constitution) ne prévoit rien sur cette question. Après tout, l'ANC est élue principalement pour rédiger une constitution et non pas pour gouverner comme si c'était un régime permanent et stabilisé. Nous ne sommes pas dans ce cas. Mais essayons de mesurer cette divergence et essayons de l'expliquer. D'abord au point de départ, c'est-à-dire au lendemain des élections ; est-ce que l'ANC représentait toute la nation entière ? Autrement dit est-ce que l'ANC reproduisait l'image fidèle de la nation dans son ensemble? La réponse est assurément négative pour trois raisons essentielles : 1-la moitié des Tunisiens ayant l'âge de voter n'a pas participé aux élections. 2-la moitié de la moitié, c'est-à-dire le quart, a eu la chance d'avoir des élus, l'autre quart des votants n'a eu aucun élu pour la simple raison qu'il s'est présenté en rangs dispersés (multitude de partis sans résultat aucun). 3-l'émergence de la Troïka au niveau du gouvernement a fait des groupes d'Ettakatol et du CPR au sein de l'ANC des groupes satellites rattachés à Ennahdha. Ainsi de groupes différents, ils sont devenus, du fait de l'alliance, un bloc uni défendant la même politique même si leurs électeurs respectifs ne la cautionnent pas. Cela dit, je ne remets nullement en cause la légitimité de l'ANC, le jeu démocratique étant ce qu'il est, tout le monde doit accepter le résultat des élections jusqu'aux nouvelles élections. Hâter les élections Mais ce qui est clair, suite à cette analyse, c'est que l'évolution du paysage politique telle que brossée ci-dessus, implique l'urgence de fixer les prochaines élections le plus tôt possible. Sinon, la divergence entre la nation et l'actuelle ANC devient tellement grande que rien ne peut tenir sans risque. Imaginons un instant que la moitié du groupe d'Ennahdha rejoigne l'initiative de M.Jebali, secrétaire général du parti ; là le sort de tout gouvernement présenté par un leader nahdaoui serait compromis. En conclusion de notre analyse, nous disons comme tout le monde : il faut hâter les élections à venir, le plus tôt sera le mieux, mais il faut aussi réfléchir au mode de scrutin. Etant donné les méfaits du scrutin de listes, il convient de l'abandonner au profit du scrutin uninominal qui assure à l'élu une plus grande autonomie dans son action (même s'il est issu d'un parti) et une plus grande symbiose avec les citoyens. De toute façon, faut-il rappeler aux élus de la nation qu'ils ont prêté serment pour servir la patrie et rien que la patrie ; et si jamais, il y a parfois divergence entre les intérêts de leurs partis avec les intérêts de la patrie, ils ne doivent jamais hésiter à faire le bon choix. Les partis évoluent, changent et disparaissent, mais la patrie reste, et reste au-dessus de tout et au-dessus de tous Dans ce contexte, il est utile de rappeler ce que Dieu Le Tout Puissant, a dit dans le verset 17 de la Sourate 13 (Le Tonnerre) «Ainsi Dieu propose en paraboles le vrai et le faux. L'écume s'en va au rebut, mais ce qui est utile aux hommes reste sur la terre». *(Professeur émérite à la faculté des Sciences économiques et de Gestion de Tunis)