27 décembre 2008 : l'armée israélienne lance son opération «Plomb durci» sur Gaza. C'est le début d'un massacre («sécuritaire» prétend l'Etat hébreu) qui fera près de 1.500 morts et plus de 5.000 blessés parmi la population gazaouie. Dans son appartement parisien, Tahar Bekri suit les nouvelles, correspond et échange des poèmes avec des intellectuels, et écrit ses «carnets». Que dit-il ? Ce que nous avons tous ressenti à l'époque : colère et indignation devant «le nouvel holocauste» qui se prépare, et devant le silence complice du monde. Tant de mois ont passé depuis. Curieux, mais ce livre de Tahar Bekri met du temps à nous secouer. Peut-être est-ce la lassitude des vaincus ? Peut-être qu'à force de regarder, impuissants, nos frères dépérir, à force de digérer l'humiliation et l'injustice, nous n'avons, nous-mêmes plus le cœur aux «récits». Le don des mots Pourtant, la première partie du livre, consacrée à la guerre contre Gaza, est loin d'être un simple ressassement de faits connus, de sentiments et impressions communs. Ce qui la distingue d'abord c'est la force de l'écrit. Le ton, le style rehaussent tout. Et le poète et l'écrivain Tahar Bekri sait merveilleusement y faire. Il raconte «l'usuel» et le transcende comme ceux, rares, qui ont le don des mots. Apprécions (p.57) : «La tragédie humaine est que, là où le musicien enchante la flûte, le militaire n'y voit que clairon pour réunir les bottes, là où le peintre fait danser son pinceau sur la toile, l'officier le considère juste une baguette sur une carte de conquête. Nos airs ne sont pas les mêmes, nos tracés non plus». Les témoignages de juifs non sionistes et autres écrivains et poètes acquis à la question palestinienne donnent, à leur tour, beaucoup de poids à l'ouvrage. Là, vraiment, rien d'anodin ne se profile. On est même saisis, ravis par tant de loyauté, d'équité, d'humanisme. Tahar Bekri rend service à la cause en rapportant ces lettres, articles et poèmes venus de loin, mais si proches de notre douleur. Il éclaire surtout une opinion arabe, à la limite du désabusement, sur la possibilité de nouer un dialogue avec les peuples du Nord, ceux que la propagande sioniste, qui monopolise les médias occidentaux, continue d'abreuver de mensonges sur notre compte et au détriment du peuple palestinien opprimé. Nombre d'exemples émouvants (d'où l'intérêt de lire ces «carnets»), en voici un surgi du cœur même d'Israël. Titre : «Effacez le nom de mon grand père à Yad Vashem». Signature : l'écrivain Moïse Braitberg. Destinataire : le président de l'Etat d'Israël, Shimon Pérès (p.65). «Monsieur le président, j'observe que malgré plusieurs dizaines de résolutions prises par la communauté internationale, malgré l'évidence criante de l'injustice faite au peuple palestinien depuis 1948, malgré les espoirs nés à Oslo et malgré la reconnaissance du droit des juifs israéliens à vivre dans la paix et la sécurité maintes fois réaffirmés par l'Autorité palestinienne, les seules réponses apportées par les gouvernements successifs de votre pays ont été la violence, le sang versé, l'enfermement, les contrôles incessants, la colonisation, la spoliation». Quand le poète ressurgit Les carnets Salam Gaza de Tahar Bekri gagnent, cependant, un tout autre souffle dans la seconde partie «Voyage en Palestine». Ici, le conteur cède la place au poète qui, en touchant au plus vif de la terre et de la chair, la tragédie de la Palestine sous l'occupation, donne libre cours à son inspiration. Ce sont alors des pages bouleversantes, où la compassion même est ressentie comme «indifférence». Ce que le poète Bekri a, désormais, devant lui c'est le spectacle d'un peuple otage dans son propre pays, livré au dénuement et à la misère, affamé, écrasé, méprisé. Les lignes qui s'ensuivent sentent la sueur, la poussière et la poudre de canon. L'auteur a préféré rejoindre Ramallah via la Jordanie. Cela lui coûtera bien des tracas aux multiples frontières et barrages qui ponctuent le trajet. Comme tout intellectuel, Bekri n'apprécie pas les lenteurs administratives, à ses yeux absurdes. Il insiste même sur l'incompétence de «nos ordinateurs». Mais comme tout cela finira par lui apparaître négligeable, infime, quand se dressera devant lui le spectacle pur et dur de la souffrance. De l'horrible realité de l'occupation Fini les doléances de l'intellectuel «choyé», il écrit (p. 119) : «De la terrasse, on domine les collines, les toits des maisons, arrondis comme de petits dômes, les vieilles bâtisses, les monuments religieux. Ici, tout près, en jaune et or, Al Haram Al Sharif, le dôme du Rocher, là, la mosquée Al Aqsa, plus loin, Bâb El Maghareba… et sa mosquée, le couvent des sœurs de Sion, le praetorium grec, les églises de Notre-Dame des Spasmes, de la flagellation, de la Vierge Marie, etc. Tant de cloches, de tours, de minarets, dans la beauté du soir qui avance sous le soleil caressant la pierre blanche et rouge. La lumière se repose enrobée de cette paix tourmentée. Pourquoi tout ces drapeaux israéliens doivent-ils flotter ici ? Pour narguer le ciel ? Pour rappeler l'occupation ? Pour humilier les Palestiniens ? Une synagogue a-t-elle besoin de drapeau ?…» Epilogue «Le soir qui avance» sous la caresse du soleil ; «la lumière qui se repose» «enrobée de paix tourmentée» : cette prose vaut mille poésies. Plus loin, toutefois, ce sera l'épilogue, quand de retour à Paris, loin des splendeurs lumineuses de la terre sainte, quand, retombé dans la grisaille de toujours, l'écrivain observe, avec lassitude, que la vie a subrepticement repris son cours. Avec son lot d'injustices, de mensonges et de tromperies. Gaza est loin. L'écrasement sioniste se poursuit de plus belle. Les voix et les plumes s'essoufflent. Le monde se tait. La Palestine est (re) vouée à l'oubli.