Invité par la librairie Fahrenheit de Carthage, Tahar Bekri est venu, le 30 avril dernier, y présenter son dernier livre au public. Il s'agit de la dernière publication du poète, éditée à Tunis, en avril 2010, par Elyzad, avec, en page de couverture, une belle photographie de Héla Chelli. L'ouvrage adopte un genre particulier : les carnets, comme le précise son sous-titre. Rappelons, à ce propos, que l'auteur a publié en 2007, dans le même genre, c'est-à-dire sous forme de carnets, et toujours chez Elyzad, Le Livre du souvenir, où il revient sur son passé. Deux grandes parties structurent cet ouvrage «La guerre contre Gaza» et «Voyage en Palestine». Dans la stratégie du discours, les deux parties sont ainsi étroitement imbriquées : les faits énoncés dans l'une semblent bien fonder les impressions relatées dans l'autre. L'ensemble est introduit par un poème de Tahar Bekri, poème qui a donné son titre à l'ouvrage : Salam sur Gaza. Il se termine par un court épilogue qui ramène le lecteur à Paris, c'est-à-dire sur les lieux mêmes où, un an plus tôt, les événements narrés ont déclenché le récit. Paris, samedi 27 décembre 2008 «Dehors, il fait très froid. Il gèle même (…) Il est midi ou presque, j'ouvre la radio et j'entends : «L'armée israélienne a effectué des raids sur Gaza. C'est le début de l'opération «Plomb durci» (pp. 15-16) Janvier 2010. «La neige tombe abondamment sur Paris (…) A la radio, on rappelle qu'une année est passée depuis la fin de la guerre à Gaza. Beaucoup de silence, ces derniers mois, en effet.» (p.141) Ainsi, la boucle est bouclée et l'œuvre se ferme sur sa propre circularité. Les Gazaouis sont piégés par l'histoire, la vie reprend son cours mais, de nouveau, l'étau se resserre sur l'espoir. La première partie relate, au fil de leur déroulement, le drame des derniers événements qui ont ensanglanté Gaza. Le récit est chronologique et revient sur les circonstances, les faits et les effets de cette guerre par le rappel des images, des complicités et des silences mais aussi des solidarités et des révoltes. Mais le texte ne se veut pas un simple reportage, au débit anonyme, il affiche clairement son hybridité et sa polyphonie par les multiples voix qui le traversent, l'animent, le rythment. Du récit historique au commentaire personnel, de la méditation au témoignage, des lettres de soutien aux poèmes-hommages, il vibre des émotions de l'écrivain et des secousses de sa mémoire impuissante, meurtrie. La deuxième partie se présente autrement : elle raconte le voyage de Tahar Bekri en Palestine à la suite de son invitation, dans le cadre du « Printemps des poètes », par le Centre culturel français de Naplouse. Dans un récit chronologique dont les séquences relatent successivement les étapes du voyage, l'aventure de l'écrivain commence à Amman, en Jordanie, un 18 mars 2009, avec les inattendues tracasseries de la police de l'aéroport puis la traversée de la frontière vers la Palestine. Du récit sourd la rage froide, l'hébètement devant une réalité caricaturale, loufoque, ubuesque, rendus par la placidité et le ton narquois du narrateur qui transmuent ces pages des carnets en véritables morceaux d'anthologie. Le périple se poursuit ensuite à Ramallah, Naplouse, Jérusalem-Est et Bir Zeït. A la raillerie suggérée par l'écriture lors de l'étape jordanienne succèdent le choc des images et des ruines, l'émotion des lieux. La visite des camps, la tombe de Mahmoud Darwish, la proximité de la population, le regard des enfants, les frustrations résignées des étudiants sont évoqués dans l'étonnement, la douleur du silence et le frémissement de la phrase. Le récit des faits et gestes continue comme un reportage : des choses vues mais aussi des rappels de l'histoire, comme pour exciter la mémoire ; des méditations sur le passé et le présent, comme pour souligner les évidences et le souvenir de la résistance littéraire du tout monde pour contrecarrer le désespoir. Car le récit, c'est aussi les bonheurs de l'instant, la beauté de la nature, les parfums des jardins, le charme des ruelles, la paix tourmentée des monuments et, bien entendu, la poésie qui est la source du voyage et son but ultime. Le texte de Tahar Bekri dit en effet ces moments jubilatoires de la communion autour d'un poème : «Je suis là à lire mes poèmes, les événements se mêlent dans ma tête, les visages ne sont pas virtuels mais respirent le souffle des présents… » (p.102). «Il y a comme quelque chose d'irréel pour moi, d'être à Naplouse en ce mois de mars, en train de dîner avec des invités palestiniens et de discuter de littérature et de culture, comme dans n'importe quel autre lieu intellectuel, à travers le monde. En soi, c'est une victoire sur la nuit. Un défi à la cécité.» (p.105). «La poésie, écrit-il, a toujours été pour moi une leçon d'humanité» (p.101), «C'est la beauté qui est acte de civilisation» (p.138). «Je ne veux, conclut-il, ni crier avec les loups ni être insensible à la souffrance humaine. Je veux tremper ma plume dans l'encre généreuse et fraternelle, non dans l'ivresse du sang» (p.143). Aborder un sujet aussi sensible mais en même temps aussi galvaudé que celui de Gaza et réussir à résister à la pression de l'effusion et du lyrisme et aux dérives de la rancune, c'est une gageure que le poète a su tenir. Réaliser, en somme, cet équilibre difficile entre l'intensité de l'indignation, l'émotion débordante qu'elle suscite et la discrétion de l'expression, voire la délicatesse du rendu, est une prouesse de l'écriture poétique. Au-delà du témoignage individuel exposé, au-delà du journal personnel présenté à la lecture, et bien plus que la légitimité de la vision engagée qui se profile, vision, somme toute, partagée par l'ensemble du monde arabe, ce qui aura retenu notre attention, c'est la justesse du ton, la sérénité du style, et toute la retenue poétique qui structure de bout en bout la force de conviction et le phrasé des carnets. A.M.