Le cas de l'aéroport a fait le buzz sur la toile et, par ricochet, dans la société civile et les médias, la dame à qui on a demandé l'autorisation de son mari pour quitter le pays a réagi. La Tunisienne ne demandera point l'autorisation du père ou du mari pour voyager. Ainsi dit la loi. Dimanche, une Tunisienne, comme elle sait l'être, en partance pour Tripoli pour un aller-retour dans la journée, a été apostrophée au contrôle des passeports, à l'aéroport de Tunis-Carthage. Sans la moindre formule de politesse, l'agent de contrôle lui assène : «Etes-vous sûre de partir pour un motif professionnel» ? «Avez-vous obtenu le consentement de votre mari» ? Cette question posée deux fois, sans parler du ton, à qui était-elle adressée ? A Sana Ghenima, ingénieur en génie industriel, chef d'entreprise dans les nouvelles technologies, présidente de l'association «Femmes et leadership». Cet interrogatoire en règle a-t-il lieu d'être en Tunisie, où la femme dispose, depuis plus d'un demi-siècle, de sa liberté de mouvement à l'intérieur comme à l'extérieur du territoire ? S'agit-il d'une instruction que l'agent exécute ? D'un excès de zèle personnel? D'un coup de gueule, là où il ne devait pas avoir lieu ? Selon une source de l'aéroport, c'est la destination qui aurait pu alerter l'agent. Désormais, certaines femmes partant vers la Turquie ou la Libye, pour atterrir en Syrie, banalisent leur apparence pour passer inaperçues. Sans voile intégral, parfois sans voile du tout, maquillées légèrement, elles ont été interceptées par la police de l'aéroport et empêchées de voyager. D'autres cas sont recensés, reconnaît notre interlocuteur, où l'autorisation est requise : ou bien la femme est mineure, ou bien mère accompagnée de ses enfants. Dans certains cas, et pour faciliter leur départ, nous appelons, nous-mêmes, le père ou le mari par téléphone, à nos frais, pour ne pas prendre de risques. L'autorisation parentale est indispensable, a-t-il relevé, la loi tunisienne exige cet agrément écrit et légalisé du père pour l'obtention d'un passeport de l'enfant mineur et pour le faire quitter le territoire. Nous devons nous y conformer. « Défends-toi, quitte à annuler le voyage » A supposer que la première hypothèse soit plausible, Mme Ghenima avait l'habitude de voyager pour affaires à Tripoli, les tampons sur son passeport faisant foi. Elle est chef d'entreprise. Les agents de contrôle en bons «profilers» qu'ils devraient être auraient dû le voir du premier coup d'œil. C'est de plus mentionné sur son passeport. La confusion avec les profils indiqués est, donc, peu probable. D'autant plus que le même agent, selon Mme Ghenima, avait fait preuve d'une animosité incroyable à l'égard d'un autre passager. Un jeune homme avait prié un autre agent de contrôle de faire plus vite, son avion étant sur le point de décoller. Notre policier, alors qu'il n'était pas concerné, lui lance de loin : «Vous perdez votre temps en buvant un café avec votre copine, et vous venez nous embêter après, nous ne sommes pas ici à votre service» ! Mme Ghenima ne relève pas cette incartade linguistique, mais n'en démord pas pour son cas. Elle lui signale que la question n'avait pas lieu d'être, refuse d'y répondre, reprend son passeport tamponné. Et décide, révoltée, de poster un statut avant que son avion ne décolle et d'appeler son mari, qui lui conseille de faire valoir ses droits, «quitte à annuler le voyage». A son retour, elle dépose, accompagnée de son avocate, une plainte écrite avec pour objet : «ingérence dans la vie privée». Réactions immédiates de la direction de la police de l'aéroport. Pour tout dire, Mme Ghenima se dit satisfaite des suites favorables, et déclare à La Presse que le directeur général de la police des frontières a présenté officiellement des excuses au nom de sa direction. L'agent a été sanctionné pour faute professionnelle. Les articles du CSP et les interprétations restrictives Selon un juriste, l'agent de police a effectivement transgressé la loi, il n'a pas le droit de demander l'autorisation du mari. La femme est libre de circuler, qu'elle soit en voiture, de jour ou de nuit, ou quittant le territoire, a-t-il précisé. Mais certains textes juridiques peuvent subir une interprétation restrictive, fait-il observer. Si la femme ne peut pas obtenir un passeport pour ses enfants ni les faire voyager sans l'autorisation parentale, nous pouvons nous aligner sur cela, en matière pénale, pour porter atteinte aux libertés des femmes. Dans les circonstances actuelles, explique encore le juriste, la petite Constitution n'évoque pas les libertés ni les droits de l'Homme, donc il n'y a pas de référentiel juridique clair. De même, le Code du statut personnel, qui est glorifié par certains et considéré comme intouchable, contient certains articles réactionnaires. A l'instar de l'article 23, dans lequel le mari est reconnu chef de famille. Si ce genre d'article est interprété en faveur d'un courant politique précis, la lecture sera faite à l'encontre de la femme. Un chef de famille peut exiger que sa femme ne travaille pas ou encore, plus tard, la priver de son droit de circuler. Le CSP est un code très important, mais il faut faire attention, certains articles pouvant être interprétés au détriment des libertés, fait encore valoir notre consultant. Non au culturalisme Des observateurs de la vie politique signalent périodiquement les menaces de remise en cause de certains droits supposés irréversibles. Les débats soulevés dans la Commission des droits et libertés relevant de l'ANC en témoignent. Ceci pour le débat. Au niveau de la pratique, les abus à l'égard des Tunisiennes se multiplient tous les jours. Cela va du plus simple: le regard des hommes qui a changé dans la rue, au plus grave : le viol. Par ailleurs, le cas de Mme Ghenima n'est pas isolé, elle précise à ce titre, prudente : « Je ne sais pas si l'agent a agi seul ou sur instruction. Mais sans faire de procès d'intention, plusieurs femmes disant avoir subi le même traitement m'ont contactée, elles sont encadrées par l'association et pourraient déposer plainte». Il y a des inquiétudes profondes, a-t-elle relevé, à tous les niveaux. «Je ne défends pas les droits des femmes uniquement, tient-elle à préciser, mais la citoyenneté, la police républicaine, la laïcité, la République, les libertés». Au regard de la mobilisation des médias et de la société civile, des Tunisiennes et des Tunisiens, une partie de la population manifeste, encore une fois, sa détermination à défendre ses libertés. Et même si certains disent, à l'instar du président Marzouki, comme cela a été énoncé à Doha, que le peuple a fait sa révolution pour la justice et non pour les libertés, le respect des libertés reste une revendication essentielle parce que relevant de la citoyenneté et du droit, justement. Au-delà de ces nuances rhétoriques, le respect des libertés est une revendication universelle, les Tunisiens n'ont pas l'intention de s'en exclure au nom d'un quelconque culturalisme.