Par Hamma Hanachi Signe de changement de pensée, de transgression, de révolution culturelle, penseront certains, de décadence, de régression épouvantable diront les autres, l'interprétation de l'Islam se développe à une vitesse insaisissable. Ces derniers temps, beaucoup d'ouvrages paraissent, traitant de dogmes, de mouvements, de différents courants de l'Islam, de dissidence, du salafisme pacifique ou jihadiste, du wahabisme, du sunnisme, du chiisme... Malek Chebel, auteur prolixe, anthropologue, islamologue notoire né dans un espace musulman (Algérie) études de psychanalyse, élève de Jean Laplanche, tout le destinait vers cette discipline, dit-il, les hasards le mènent vers la pédiatrie, la gynécologie, bref, il est tout ça à la fois, mais ce qui l'intéresse le plus, ajoute-il, c'est la symbolique, l'imaginaire et le champ culturel, ce qui le dirige fatalement vers la pensée et spécialement vers le corps en Islam. Il a traduit le Coran, écrit beaucoup de livres autour de l'Islam, son Dictionnaire amoureux des Mille et une Nuits est une référence des traductions. Son dernier ouvrage s'intitule Changer l'Islam, dictionnaire des réformateurs musulmans des origines à nos jours, Albin Michel 2013. Penseur incontournable et notoire, ses idées sont prisées par les spécialistes, il est souvent invité sur les plateaux, d'une chaîne de radio à l'autre, il explique et énonce autrement que la manière convenue par laquelle on parle de l'Islam. Sur France Culture, Cultures d'Islam. Il affirme que l'Islam n'est pas celui que les autorités veulent nous imposer, sa lecture prend sa source dans la psychanalyse, dans l'anthropologie, dans les écrits de Roland Barthes, de Foucault ou de Derrida, «le dépassement de la norme, de la loi m'a toujours passionné»affirme-t-il. L'Islam, qui, pour beaucoup, est présenté comme doctrinaire, une citadelle de l'interdit, est la négation du sujet désirant, il l'empêche de se libérer; pourtant, l'Islam lui-même offre ce dépassement, dit-il. Dans l'histoire du monde musulman, il y a une foule de penseurs, de philosophes qui ont élaboré des réformettes, mais dans son ouvrage, Chebel cite des philosophes, des poètes, des penseurs, des exégètes, qui ont révolutionné la pensée, en transgressant les lois. Exemple : Averroès (XIIe siècle, Andalousie), philosophe, théologien, médecin, réformateur radical, révolutionnaire, appelé le philosophe de l'Europe. Chebel porte une admiration effrénée à cet intellectuel, homme d'opinion, féru de savoir, lecteur et commentateur des textes d'Aristote, il est à lui seul une révolution, il a produit un basculement dans la pensée universelle. Pourtant, cet illustre savant, jurisconsulte (il fut cadi de Séville), qui prône un islam d'ouverture, de modernité, à la fin de sa vie, a été victime de calomnies, suspecté d'hérésie, il a subi la folie et les violences des ignorants incités et encouragés et fut banni, lapidé, et ses ouvrages brûlés. Autre exemple cité, longuement commenté par l'auteur, Abou Nawas (VIIIe-IXe siècle, Bagdad), poète hédoniste, esprit critique, libertin qui a provoqué une cassure, un basculement en évoquant surtout des thèmes occultés, originaux et tabous comme l'homosexualité et l'amour du vin. Le poète, libre, écrivant des vers interdits par l'Islam, est dans ce sens moderne, sa vision du monde nous intéresse au plus haut degré parce qu'elle est « une structure ouverte », révolutionnaire, plurielle qui dépasse les siècles et nourrit l'esprit critique. Chebel dit qu'Abou Nawas est un poète de notre siècle. Comme tant d'autres penseurs et savants, il a fourni des œuvres rigoureuses où la priorité est donnée au changement des mœurs, à la réforme, au principe de vie. Décidemment, il fut attaqué, vilipendé, haï. Il mourut en prison. Chebel cite encore plusieurs penseurs qui ont transgressé les normes, et en furent puni, à l'exemple de l'islamologue égyptien Nasr H. Abou Zaid, qui a abordé la question du renouveau de la pensée islamique et proposé une interprétation littéraire du Coran. Les fondamentalistes, ceux-là même qui ont malmené Naguib Mahfoudh, prix Nobel de littérature, ont traité, il y a quelques années Abou Zaid d'apostat, l'ont attaqué, déshonoré et divorcé de sa femme, il est exilé en Hollande. Rappelons encore l'exemple d'intolérance, de sévérité qui, bizarrement n'a pas eu l'écho qu'il mérite, celui de l'opulent petit Etat gazier qui a condamné le poète dissident Mohamed Al Ajami, alias Ibn Al Dhib, pour avoir écrit un poème faisant l'éloge du Printemps arabe. Chefs d'inculpation : incitation à renverser le pouvoir, insulte à l'émir Cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani et atteinte à la Constitution. En février 2013, il écope de 15 ans de prison pour Le poème du jasmin. Eh oui ! Au nom de l'obscurité, on interdit encore au XXIe siècle la lumière de la poésie. Pour autant, Malek Chebel veut croire aux facultés qu'a l'Islam de se réformer. Les vrais musulmans, clame-t-il, ont les pensées internes de combattre ceux qui veulent imposer un islam «inconnu», figé, et momifié.