Une œuvre théâtrale, une vraie, est une aventure de cœur et d'esprit. Trêve a la physionomie et l'allure appropriées propres à pouvoir relever de ce genre d'aventures esthétiques et spirituelles. Fruit primesautier de Salha Nasraoui, cette pièce, loin d'être simple coup d'essai, est à l'évidence un véritable coup de maître. Reposant sur une écriture textuelle menée selon une double voix (S. Nasraoui et R. Boukadida), elle compose une partition scénique qu'on pourrait situer esthétiquement, à la lisière, au «seuil» de quelque théâtralité postmoderne (voir à ce propos La Presse du 28-5- 2010). Son intérêt, à cette pièce, est précisément de tenter de dessiner un nouvel horizon grâce auquel on pourrait peut-être commencer à espérer un certain début d'ouverture vers d'autres chemins de création théâtrale autres que ceux de la modernité. On a beau chercher, Trêve est loin de présenter les grands traits d'une œuvre pouvant être classée dans la stricte lignée des écritures modernes. Stricto sensu, il serait difficile de voir une forme de construction moderne des personnages du père, de son fils ou de sa belle-fille, car ils ne sont manifestement pas inscrits dans une véritable stratégie de déconstruction. Ne sont-ils pas pourvus de tous les attributs physiques et matériels, psychiques et moraux ? N'ont-ils pas des projets d'action qui déterminent leur itinéraire dramatique : pour le père, il s'agit de maintenir son fils sous sa dépendance ; pour la belle- fille, il n'est plus désormais question de vivre dans un foyer où rôde sans cesse l'ombre d'un beau-père tyrannique, où il il faudrait côtoyer un mari écrasé et sans personnalité ; pour le mari enfin, il importe à tout prix de se libérer de son père, mais il ne le peut, car ce dernier exerce sur lui un empire absolu et une attraction irrésistible. Tous ces projets d'action finiront d'ailleurs par conduire le couple vers le désir de vouloir tuer le père, désir qui restera à jamais pour toujours insatisfait (certes, ce n'est pas sûr et certain, mais tout l'indique !). Si tous les protagonistes du drame vivent selon deux régimes, deux tempos ou deux modes existentiels (le réel et l'imaginaire), ils ne sont pas complètement schizophrènes ou totalement éclatés. Les paroles qu'ils profèrent, les discours qu'ils tiennent sont encore cohérents et porteurs de sens même lorsqu'ils se font insignifiants, insipides et stupides. Les épisodes du drame lui-même construisent une histoire intelligible (lisible et visible), cohérente et logique, de cette logique du vraisemblable que ne méconnaîtraient pas les récits les plus férus et truffés d'effets de réel. En ce sens, on ne relève pas de grandes distorsions ou des discordances temporelles. Les lieux dramatiques ne sont pas toujours indiqués avec grande précision, mais enfin tous les grands événements racontés sont localisés (la maison du couple, celle du père, l'en-dehors de la maison, la rue). Finis les grands soirs Et puis, il y a cette thématique du père à tuer; parricide qui restera inabouti, qui sera exprimé plus fantasmatiquement que réellement : la tuerie ne se réalisera pas, c'est-à-dire ne viendra jamais à la réalité. Or, l'affirmation qu'on ne tue jamais le père n'est pas une idée moderne ; elle est post-moderne. Il y a bien sûr mille acceptions de cette notion de postmodernité : à l'évidence, elle reste encore floue, mal ou insuffisamment définie. Ses définitions varient selon les disciplines et les écoles, changent suivant les historiens et les philosophes des arts et des idées. Mais il y a un accord, et comme un consensus, une sorte de point de rencontre sur l'idée de situer l'ère postmoderne à la chute du mur de Berlin, vers la fin des grandes idéologies, le retour du capitalisme et du libéralisme, la mondialisation et la «fin de l'Histoire». Ce partage est relativement admis par beaucoup de disciplines relevant des lettres, des sciences humaines (philosophie, histoire, sociologie et anthropologie) et des arts (on exclura néanmoins la peinture et la musique qui connaissent d'autres divisions historiques). Le postmoderne, c'est la fin des grandes Utopies, des rêves de révolution et des grands changements sociaux ou politiques. J.F. Lyotard résume tout ceci en peu de mots : c'est, dit-il, la fin des « grands récits ». Je traduis : ça y est ! On ne nous racontera plus jamais d'histoire ; on ne nous bercera plus jamais avec ces contes merveilleux pour enfants et benêts des « grands soirs » de tout et en tout. Finies les révolutions, les airs du grand Mai et les chants de l'Octobre rouge, les antiennes ou rengaines des drapeaux noirs de l'anarchie ; fini, bien fini, tout ça. Trêve dit que personne n'a le cœur de croire encore en ces fables, devenues mythes primitifs des anciennes humanités disparues. Reste le père et le patrimoine, tout cet héritage dont on ne sait trop que faire : faut-il le rejeter, le dépenser en pure perte, le jeter aux ornières et aux orties ? En tout cas, cet héritage est lourd ; c'est la voix du passé ; et elle ne laisse pas les voix du présent de s'exprimer. Mais, voilà, et c'est là le côté postmoderne de la pièce, et c'est là ses aspects à notre avis intéressants, l'héritier celui qui reçoit est-il digne de l'héritage, celui qui recueille toutes les richesses et les misères du passé saura-t-il être à la hauteur du don qu'on lui lègue ? Les voix du présent sauront-elles devenir meilleures que celles du passé? La pièce n'est pas du tout optimiste ; elle donne même dans ce qu'on l'on appellerait vulgairement le pessimisme. Et même s'il subsiste un doute à la fin, la désespérance est sûre. Voyez le fils de ce colonel ! Il fait pitié à voir, il fait pitié à entendre. Pour s'élever à quelque digne humanité, il va falloir cravacher dur et se lever de bonne heure : il va falloir faire un travail herculéen pour se décomplexer du père, puis pour essayer de le comprendre et l'évaluer, puis enfin de le dépasser peut-être. Le père, on l'a dit, répétons-le : c'est le patrimoine. Et c'est tout dire, bien sûr. À bon entendeur! Glissement progressif des images du désir L'espace est vide, mais complètement ! Sans décor, que peut-on voir, en vérité ? Tout à la fois, peu de choses et beaucoup de choses. On voit au premier chef, ces acteurs incarnant les trois dramatis- personae. L'option esthétique générale de l'écriture gestuelle et vocale de ces prestateurs est d'entretenir une sorte de mariage, de «noce» (Camus) entre le naturalisme accompagné d'une recherche résolue d'effets de réel par trop visibles et la fantaisie ou l'insolite avec emploi délibéré d'effets «pervers» (expression à ne pas entendre au sens sexuel !) assez déroutants. L'effet de déroute que Trêve cultive pour exprimer la déroute totale des personnages qu'elle met en jeu ne dérive pas des emplois insolites remarquables au niveau gestuel et déclamatoire, mais elle provient du maintien quasi permanent des deux registres auxquels liberté leur est accordé d'entrer en jeu à tout moment. N'attendons pas donc de voir une distinction entre les niveaux et les registres. Tout mot dit, tout geste esquissé menace à tout instant de basculer dans un monde ou dans un autre. Il n'y a pas de limites. Plus exactement les limites sont lâches. Elles vous lâchent à tout instant, les limites. On est comme renversés d'un coup, nous retrouvant les pieds dans l'air. On a bien affaire ici à un véritable basculement. On n'est pas loin de penser que les deux mondes, le monde dit réel et le monde fantasmatique, sont de quelque manière en (solution) de continuité : c'est signifier que le monde des désirs (le monde désiré ?) investit continûment le monde des réalités. Il le fait sans avertir, sans crier gare. Dès lors, les gestes et les voix évoluent lentement mais sûrement des niveaux réels vers les niveaux fantasmatiques. Si l'on s'intéresse aux gestuelles, on peut aisément voir les déplacements et les mouvements, les attitudes et les expressions du visage glisser du mode réel au mode insolite, mais cela ne se fait presque jamais subitement. Quand il arrive que certains de ces changements s'accomplissent rapidement, d'un coup, à l'improviste (mais tout ceci est rarissime), on l'annonce obliquement, par une formule laconique, dite comme à contrecœur ou à regret. En ce qui concerne la voix, on peut relever que les débits et les intonations, toutes les ressources employées dans la déclamation changent qu'on se situe et se tienne de ce côté-ci ou qu'on se place de ce côté-là du réel. Les passages de l'ici à là peuvent être lents, imperceptibles ; mais ils finissent par devenir audibles, sensibles et perceptibles. C'est un basculement qui s'effectue par glissement progressif, à l'image exacte des désirs qui montent. Des désirs et des haines ; des envies de faire (ou de ne pas faire) et de dire (ou de ne pas dire). Globalement, toutes ces envies ou absences d'envie sont en définitive des élans, des mouvements, des propulsions. L'écriture scénique aurait pu souligner davantage cette dynamique. Il fallait peut-être accentuer cette tendance des personnages à ne jamais pouvoir finir quoi que ce soit, à rester au niveau velléitaire. Mais peut-être aussi que cette perspective aurait instauré une espèce de déséquilibre entre les deux mondes au profit de celui des désirs ; or, toute l'ingéniosité de Trêve tient dans ce maintien inconditionnel de l'équilibre entre les deux mondes. Elle veut établir entre les deux univers afin de cultiver l'égalité, donc l'équivalence pour que puissent naître les ambivalences; lesquelles ambivalences sont le sol approprié pour la neutralité. Le neutre est vivement recherché par notre pièce. Pourquoi ? Pour dire que nous évoluons simultanément, en même temps, dans deux mondes différents et inséparables, sur deux modes impossibles à distinguer. Ne pas privilégier un monde au détriment de l'autre, voilà ce qui constitue un des principes directeurs de la pièce. Images nues mais peu légères Dans Trêve, il n'y a pas que le réel et le phantasmatique qui se maintiennent suspendus en tant que deux mondes équivalents, se vivant simultanément même s'ils sont donnés successivement. Existe aussi cette communication entre la scène et le hors-scène. L'univers extra-scénique nous parvient grâce à ses bruits. Oui, mais il advient que les bruits qui sont censés se produire sur scène se continuent là-bas, dans l'en-dehors du lieu et de l'espace scéniques. La rue, comme monde sonore, se déverse ici. Ce qui est recherché, ce n'est pas du tout un effet supplémentaire de réel, mais il est question de montrer la continuité entre le monde des signes de la scène et la référence. La pièce confère une grande importance à la bande sonore de son spectacle ; et pour cause ! Si cette bande est en continuité avec la scène, elle peut se substituer, en cas de besoin, à l'image et c'est ce qui se passe. À plusieurs reprises, le bruitage vient signifier les faits scéniques en les suggérant. Cette importance des faits sonores en «off» se remarque dès le début de la pièce, puisque le personnage féminin est suggéré par le bruit de ses talons aiguilles sur les pavés du trottoir. Curiosité esthétique : il n'est pas exclu d'entendre des bruits qui ne correspondent à rien sur scène. Sont-ils des faits de fantaisie ? Ils le sont ; ils existent à titre indiciel, de ces indices à valeur d'atmosphère. Quand on met à nu la scène et la dépouille de tous ses constituants, quand on s'aventure dans le désertique du plateau, le son est là comme pour meubler l'espace vide de ces bruits du monde et de la vie. La bande n'est pas d'ailleurs excessivement riche en sons. Il nous est idée qu'elle représente une sorte de survivance de l'écriture sonore moderne, surtout dans sa version fantaisiste. La musique se distingue par sa rareté comme pour suggérer que l'univers évoqué de ce trio est sourd à toute musique, qu'il évolue en pleine cacophonie, lui qui ne cesse de laisser voir et entendre le chaos. Elle ne joue aucun rôle, fût-il d'ambiance ? En revanche, cette absence de l'élément musical confère à toute la pièce une certaine austérité, quelque chose comme un air de sévérité et de sobriété. Les traitements des autres constituants de l'image comme les objets et les costumes connaissent les mêmes traitements et obéissent au même système de valeurs : donner dans le peu suggestif, verser dans l'extrême économie, voire dans l'indigence. Ils sont souvent choisis pour empêcher que le jeu physique de l'acteur ne se déploie à loisir, en toute liberté ; ils figurent donc des obstacles et des handicaps pour la performance. Ainsi en est-il de cette cuvette sur laquelle marche et avance le père et qui rappelle «El ors», La Noce. Les costumes, qui n'ont pas de valeur référentielle et historique, sont employés en vue de rendre la marche de l'acteur plus lente et plus lourde. Ils sont conçus non pour affirmer une présence triomphale du corps, mais pour dire le blocage physique et moral, psychique aussi de ces êtres. Il semble donc que tout est conçu pour que le jeu d'acteur, le jeu physique et vocal, soit le seul élément à composer l'image, toute l'image scénique. Ce sera donc une image à la fois réaliste et irréaliste ; elle revêt, puisque située sur les bords de deux mondes et deux modes, une dimension baroque, aspect évident d'une esthétique crépusculaire, de fin de siècle (c'est, suppose-t-on, le temps fictif), très rococo. Ce dernier est un style qui convient parfaitement à la sensibilité postmoderne. Cette esthétique est à suivre chez la jeune Nasraoui si prometteuse.