A la lecture de cet ouvrage, une question lancinante nous afflige : qu'est-il resté aujourd'hui de ces pionnières qui, en ces temps particulièrement difficiles, avaient pourtant jeté les bases de ce que devrait être une citoyenne instruite, libre, émancipée ? Regardez-les : elles sont devenues légion ces femmes voilées ou «niqabées» qui, en public, dans les établissements scolaires et les administrations, prêchent à leur tour un retour aux premières années de l'Hégire, admettent, presque enjouées, leur infériorité par rapport à l'homme, donc leur soumission à celui-ci, et cristallisent dans l'esprit de leurs fillettes de 5 à 10 ans (tout aussi voilées!) l'idée que «la femme est une honte (âoura) qu'il faut impérativement voiler de pied en cap» (sic!). Il paraît que nous sommes en 2013, que nous traversons la 2e décennie du XXIe siècle... Regardez cet autre spectacle : au mois d'octobre 1951 —six années avant l'indépendance— une jeune fille, sans parent proche ni compagnon, est à bord d'un bateau en partance pour Marseille et doit rejoindre ensuite la Ville des Lumières en quête de Savoir. Elle sera la première Tunisienne agrégée d'arabe de la Sorbonne. Elle s'appelle Mongia Mabrouk Amira qui nous a quittés définitivement l'année dernière. Paix à son âme. Notre contrariété est telle qu'on voudrait inverser l'Histoire : nos «niqabées» seraient bien nées dans les années 1920-30, et Mongia, femme d'aujourd'hui. Non, hélas! C'est Mongia qui est née en 1920!... Mais qu'a-t-on fait du combat de Bourguiba pour l'émancipation de la femme tunisienne? Mais qu'a-t-on retenu de ces illustres femmes qui ont hurlé : Non à l'analphabétisme, Non à la soumission de la femme, Oui à l'égalité homme-femme? Mais par quelle cécité ou ingratitude en sommes-nous arrivés à insulter l'héritage précieux laissé par l'un et les autres? En fin de sa préface de cet ouvrage, le penseur Mohamed Talbi écrit : «C'est le père (dans les années 1920-40, Ndlr) qui marie sa fille avec le mari qu'il lui choisit. Les conjoints ne découvrent le visage de l'un et de l'autre que sur le lit de noces, avec souvent les surprises qu'on imagine. Voilà ce qui attend aujourd'hui les Tunisiennes si elles ne défendent pas leurs acquis. Il n'y aura plus de Mongia Amira, si modeste fût-elle». Modeste, Mongia Mabrouk?... On n'a pas vraiment cette impression. Elle est au contraire bien grande. Jugez-en : professeur d'arabe à ses débuts, puis directrice du lycée de jeunes filles de Radès en 1957 ; secrétaire générale de l'Unft à partir de 1968 ; chevalier de l'Ordre de la République en 1968, et officier de l'Ordre de la République en 1996. Excusez du peu... Pourquoi cet ouvrage aujourd'hui? Pour trois raisons. D'abord, c'est un hommage à cette grande dame qui nous a quittés en 2012. Ensuite, son intérêt réside en ceci qu'il est susceptible de réveiller certains esprits comme anesthésiés aujourd'hui. Enfin, le lecteur y trouvera le portrait d'«Une Tunisienne qui a su donner un sens à sa vie», comme l'écrivent les deux auteures. (*) Editions Sahar, 260 pages, 15 dinars.