De notre envoyée spéciale Samira DAMI Un triomphe critique et public a été réservé hier, après sa projection au Grand Théâtre Lumière, à La vie d'Adèle du réalisateur franco-tunisien Abdellatif Kechiche. Pour la première fois en compétition à Cannes, Kechiche s'est confirmé d'un film à l'autre au fil de son parcours entamé depuis La Faute à Voltaire jusqu'à Vénus noire, en passant par L'Esquive et notamment La Graine et le mulet avec lequel il a raflé plusieurs Césars et le grand prix du jury à Berlin. Les critiques de la presse et des journaux électroniques français sont unanimes et dithyrambiques du genre : «Kechiche s'impose comme un nouveau sommet de la compétition de ce 66e festival de Cannes» ou «Impossible que cette Vie d'Adèle ne se retrouve pas dans le palmarès», ou encore «A première vue, le film va se solder par une récompense, si ce n'est la Palme d'or». Certains l'ont même qualifié de «magistral» et de «chef-d'œuvre» . Alors Kechiche s'achemine-t-il à grands pas vers la Palme d'or ? Le jury de cette 66e édition présidé par Steven Spielberg en décidera et on le saura dimanche prochain lors de la proclamation du palmarès. La Vie d'Adèle — Chapitre 1 et 2 — est inspiré d'une bande dessinée «Le Bleu est une couleur chaude» de Julie Maroh. Il s'ouvre sur une salle de classe d'un lycée à Lille (Adèle Exarchopoulos), une ado de 17 ans découvre, à travers un cours de littérature, les sentiments amoureux tels que décrits par Marivaux dans La vie de Marianne. La citation du roman inachevé de l'auteur français s'avère récurrente comme dans l'Esquive. Le ton est, ainsi, donné, car dans La vie d'Adèle, il s'agit également de découverte des désirs et des sentiments les plus enfouis chez l'être humain mais aussi de quête de soi. Adèle rencontrera Thomas (Jérémie Laheurte) mais aussi Emma (Léa Seydoux) et cette dernière rencontre bouleversera sa vie. Des «liaisons dangereuses» péniblement assumées par Adèle vont se créer. Pourtant, tout sépare les deux personnages. Adèle, naturelle et quelque peu décontenancée, se destine à une carrière d'éducatrice, sans autre prétention que l'amour des enfants et le désir de leur transmettre le savoir et de leur venir en aide. Emma, la vingtaine ou plus, est étudiante en Beaux-arts, elle se destine à une carrière d'artiste-peintre. Une dualité s'installe entre les choix pragmatiques de l'éducatrice et la vie aérienne, voire «esthétique», de l'artiste. La première est dans le concret alors que la seconde est dans la perception, d'où leur rupture fatale et dramatique. L'on sent, d'ailleurs, comme un penchant du réalisateur pour la noble tâche de la transmission et de l'éducation plutôt que pour la pseudo-réflexion sur l'art et l'esthétique, ce qui est suggéré par la savoureuse scène du repas festif avec les amis de Léa. Une séquence qui se particularise aussi bien par la densité des plans que par la richesse de la bande son. Dans La vie d'Adèle, Kechiche peint les sentiments de manière jamais suggestive mais crue, charnelle et sans concessions. Il évoque, également, des choix de vie, sur fond d'une conjoncture sociale tourmentée par la crise(scènes magnifiques et électriques de manifestations de rues où de jeunes manifestants chantent la célèbre chanson de protestation : «On ne lâche rien»). Ce film sur la quête et la réalisation de soi à travers des expériences amoureuses douloureuses, voire dramatiques, vient conforter l'univers de Kechiche qui s'affirme d'un opus à l'autre, et qui, désormais reconnaissable, séduit aussi bien les cinéphiles que la critique. Son univers cinématographique véhicule plusieurs particularités dont la propension à filmer ses personnages en gros plans et à fleur de peau, ce qui lui permet, a-t-il déclaré dans la conférence de presse qui a suivi la projection du film, «de capter le moindre petit mouvement», le naturel des dialogues, la vivacité avec laquelle il filme les conversations, les scènes de dispute et de conflit, la durée des plans et des séquences et la si fluide direction d'acteurs. Kechiche fait désormais partie des grands noms du cinéma français, voire mondial. Les prestations des deux actrices sont si magistrales, Adèle Exarchopoulos, une véritable révélation ayant sorti un jeu naturel pur et dur, et Léa Seydoux, lumineuse en diable, que l'on évoque le prix de l'interprétation féminine pour la première qui «n'y pense pas particulièrement, mais pourquoi pas, inch Allah», s'est-elle exclamée lors de la conférence de presse. D'autres évoquent carrément un prix ex aequo pour ces deux interprètes. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que le film de Kechiche, qui a convaincu et ému la Croisette, ne partira pas sans récompense : la Palme d'or, le prix du jury ou de la mise en scène ou encore celui de l'interprétation.