Par Mustapha ZGHAL(*) J'ai eu entre les mains le petit livre publié par le professeur Mounir Baccouche, doyen de la Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis, sous le titre révélateur « Petite histoire d'une grande revendication de la révolution du 14 janvier : le droit au travail ». Malgré son volume réduit (environ 93 pages) et sa modeste dimension, le texte est vraiment dense et enrichissant. Il retrace l'évolution de la pensée économico-politique pour faire du droit au travail une revendication « sacrée » qui a amplement marqué la révolution de la jeunesse tunisienne en scandant d'une seule voix à l'adresse des usurpateurs «l'emploi est un droit légitime et hautement sacré ». L'auteur a mis en relief le rôle joué par les philosophes et théoriciens socialistes et à leur tête J. P. Proudhon, afin d'accréditer l'idée. Sans approfondir la question importante de la fixation du salaire et en tant qu'économiste, le professeur Baccouche a rappelé, à ce sujet, le jeu de l'offre et de la demande en se référant aux grands économistes bien connus : Adam Smith, J. B. Say, S. Mill, Malthus, Keynes... etc. L'auteur a fini par souhaiter que « la gauche tunisienne entreprenne le projet d'élever ce droit au travail au rang d'un droit opposable ». Peut-être que ce grand projet sera le projet de toute la société tunisienne, toutes catégories confondues sans distinction de droite ou de gauche. Tout en reconnaissant l'importance de ce sujet traité dans cet opuscule, je préfère aujourd'hui parler du salaire des travailleurs : ouvriers, cadres sans oublier les hommes politiques. Tout le monde sait aujourd'hui que l'Etat intervient dans la fixation des salaires de base : Smig ou Smag enfin réunis après la révolution du 14 janvier. De même, les salaires de la Fonction publique sont fixés par des textes de loi. Quant aux salaires dans le secteur privé, ils sont fixés par des conventions collectives. De temps en temps, ces différents salaires et rémunérations font l'objet de négociation entre l'Etat, l'Utica et l'Ugtt. En bons socialistes et adeptes de l'économie sociale et solidaire, nous devons penser à ceux qui ne travaillent pas: c'est-à-dire à ceux qui sont sans emploi. Appelés communément chômeurs, ils n'ont pas de revenus et ils doivent malgré tout vivre. Ils ont donc besoin d'une allocation pour assurer leur existence. La société laborieuse devrait les prendre en charge en attendant de leur offrir un emploi convenant à leurs compétences. Tout cela est bien connu de tous et sûrement bien traité dans les écrits des économistes des plus anciens aux plus récents. Cependant, à mon sens, il y a un point qui est resté dans l'ombre puisqu'il n'a pas été traité, ni par les économistes ni par les politiciens. Il s'agit des salaires des présidents élus, des ministres nommés et des représentants du peuple. Leurs salaires sont fixés de façon arbitraire et en tout cas, sans négociation d'aucune sorte. Ce problème m'a interpellé à la suite de la lecture du livre du doyen Baccouche et à la suite aussi de la décision de François Hollande, le président français, de réduire les salaires des ministres de 20 % et surtout lorsque nos honorables constituants ont décidé de revoir à la hausse leurs rémunérations. Comment calculer le salaire des responsables? Sur quelle base adéquate peut-on calculer le salaire de ces responsables? Sur la quantité d'heures de travail fournie? Sur la base des missions accomplies? Ou sur le risque encouru par chacun d'eux dans l'exercice de ses fonctions? A ma connaissance, les économistes n'ont jamais abordé ce problème sous cet angle. Par ailleurs, et indépendamment de la fixation du niveau du salaire, la question peut être formulée dès le départ sur la nécessité de payer ou non un salaire ou une rémunération quelconque à celui qui veut être au service de la nation. En effet, militer pour l'indépendance ou combattre pour le bien public est un acte volontaire ; il doit être bénévole comme tout travail associatif. En outre, le fait de gratifier le responsable politique d'un salaire substantiel risque de multiplier les candidatures en vue de gagner de l'argent sans souci pour le bien public et en tout cas, loin de l'idée d'être réellement au service de la nation. Voilà pourquoi j'ose avancer l'idée de ne plus payer les responsables politiques proclamant leur volonté de servir le pays. Après tout, ils ont toujours proclamé leur patriotisme et leur amour sans limite pour la patrie. Les vrais militants, les résistants pour l'indépendance ont payé de leur sang pour la cause nationale ou ont passé une grande partie de leur vie dans les geôles du colonialisme ou de la dictature. Si ces héros et honnêtes gens avaient fait autant de sacrifices, pourquoi les responsables politiques d'aujourd'hui ne sacrifieraient-ils pas leurs salaires pendant quelques années c'est-à-dire la durée de leur mandat (limitée si possible à trois ans). Il ne s'agit pas de les priver totalement de quoi vivre. A ce niveau, on peut distinguer trois cas : – Soit que le responsable élu ou désigné a auparavant un salaire, alors il le gardera ; – Soit qu'il n'a pas de salaire ou revenu, auquel cas il y a lieu de lui accorder un salaire lui permettant de vivre normalement ; – Soit qu'il dispose d'un revenu suffisant (riche, retraité, homme d'affaires), alors il continuera à vivre par ses propres moyens sans aucun salaire payé. En un mot, le travail effectué pour toute responsabilité exercée dans l'intérêt du pays sera considéré comme un acte militant donc bénévole et par conséquent sans salaire à la charge du budget de l'Etat. Ça se discute De la sorte, les candidats à de tels postes (présidents, Premiers ministres, ministres, députés) seront des candidats militants et non des candidats attirés par un recrutement fortement rémunérateur, c'est-à-dire par l'appât du gain. S'ils sont nommés ou élus, ils le seront pour un mandat de trois ans au maximum afin de leur permettre de rejoindre leur travail «productif» d'avant. Le budget de l'Etat sera ainsi allégé et les responsables-militants en tant qu'honnêtes hommes, ne chercheront pas à s'éterniser dans leurs postes et permettront de la sorte le renouvellement aisé de l'équipe dirigeante. Evidemment personne ne va prendre au sérieux ma proposition. C'est un cas d'école, diront les plus compréhensifs; les moins compréhensifs diront que l'auteur est utopiste ou un malin fou, en fuite de La Manouba. Quant à moi, je réponds : Regardez bien l'histoire... Après le prophète Mohamed, Abou Bakr Essedik, en tant que premier calife, a gouverné la société musulmane bénévolement. Il a continué à vivre des gains qu'il réalisait en tant que marchand d'étoffes et quand il a compris qu'il ne pouvait plus assumer pleinement sa mission qu'en quittant son métier, il s'est servi maigrement des ressources de l'Etat.(Beit Mel Al Mouslimine). De même, on peut citer l'exemple d'Omar Ibn Abdelaziz, connu sous le titre de cinquième calife, qui utilisait la lumière de sa propre bougie quand il discutait avec sa tante, prenant soin de n'utiliser la bougie appartenant à l'Etat que lorsqu'il traitait des affaires des croyants. Voilà jusqu'où peut aller le scrupule des responsables politiques des compagnons du prophète et des premiers croyants que les salafistes d'aujourd'hui prétendent vouloir suivre. Essayons de voir ce qui se passe à l'Assemblée nationale constituante et comment appliquer ce système quant aux salaires attribués à ses membres. Cela fait des mois et des mois que M. Mustapha Ben Jaâfar, président de l'ANC, cherche à rassurer le peuple tunisien en affirmant que la Constitution sera prête très prochainement ... Nous en sommes à la troisième version et nous sommes, encore, loin du compte. Il a augmenté les salaires des constituants substantiellement mais le rendement de l'Assemblée ne s'est pas amélioré. Je pense personnellement qu'il aurait mieux fait s'il avait signé dès le départ avec l'ensemble de ses membres un contrat d'une année stipulant que la rémunération sera servie à l'achèvement de l'œuvre. Je suis sûr que les constituants auraient achevé le travail avant la fin du mandat limité à une année selon le décret-loi portant organisation des élections du 23 octobre 2011. Mais, comme nous le savons tous, l'ANC s'est «déclarée maîtresse d'elle-même» ayant tous les pouvoirs et de la sorte elle a oublié le peuple qui est devenu l'esclave de «la maîtresse». Sans perdre espoir, essayons d'appliquer la recette, cette fois, en diminuant de moitié le salaire des constituants. Ces derniers vont trouver, peut-être, que le salaire est vraiment peu rémunérateur et ils ont intérêt à terminer la tâche au plus vite pour chercher un emploi plus rémunérateur en dehors de l'Assemblée. M. Mustapha Ben Jaâfar, étant professeur de médecine, sait parfaitement qu'en variant la dose des médicaments on finit par trouver la dose miracle responsable de la guérison totale. L'augmentation du salaire n'a rien donné, la diminution peut apporter le salut pour tous : la Constitution que le peuple attend impatiemment et la libération des constituants qui auraient souffert d'être mal payés. Comme quoi, le droit au travail est une revendication importante et la fixation du taux de salaire ne l'est pas moins à tous les niveaux de qualification. M.Z. *(Professeur émérite à la Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis)