Croisé à l'entrée des gradins de l'amphithéâtre, vendredi dernier, Mourad Sakli, le directeur du festival de Carthage, avait du mal à cacher sa surprise et sa joie. «Je tablais sur 2500 personnes maximum; on en est à 7000 et les gens continuent d'affluer», nous dira-t-il. On n'était franchement pas moins étonné que lui. Un étonnement dominé, du moins mêlé d'un sentiment de fierté d'être le concitoyen du nombreux et extraordinaire public présent, ce soir-là, à Carthage. On était fier de tous ces jeunes et moins jeunes qui se sont déplacés pour les chœurs de l'Armée rouge qui n'a rien à voir avec la culture dominante de ces deux dernières décennies, révalorisant ainsi un festival, longtemps paupérisé et réservé presqu'exclusivement aux variétés à la Rotana et à un produit commercial, dopé et dopant de second ordre. On était fier d'eux pour leur attitude civilisée, avant, durant et après la représentation des chœurs de l'Armée rouge : respect des files, point de bousculades, absence de scènes de défoulement ou de transe, stand-up général lors des hymnes nationaux, russe et tunisien, applaudissements — et même ovations — là où il fallait. Notre public a, indiscutablement, été un élément déterminant dans la réussite du spectacle. Cela s'est, d'ailleurs, répercuté sur la performance des soldats-artistes. On était fier de l'image qu'ils renvoyaient de la Tunisie; la vraie Tunisie : ouverte, accueillante, multiple, moderne et modérée. Joyeux, l'expression avenante, ils côtoyaient le plus normalement du monde les dizaines de «mouhajjabat» qui, à l'évidence, n'ont rien à voir avec l'esprit obtus, fermé, imperméable à la culture ... à la joie de vivre. On était fier d'eux parce qu'ils représentaient la majeure partie des Tunisiens qui rejettent l'islamisation (politique, s'entend) du pays, les «fatwas» et les menaces, explicites ou insidieuses, des extrémistes (n'est-ce pas Khademi?), les mises en garde, le climat de peur — voire de terreur — que certains de leurs élus veulent installer, ainsi que l'éventualité de faire couler le sang, si la «légitimité» des islamistes venait à être ébranlée (n'est-ce pas Sahbi Atig?). On était fier que, bronzés et en habits d'été, dans leur majorité, ils reflétaient une société et une culture résolument tournées vers l'avenir, où les tentatives de les cloisonner dans des dogmes et des règles qui ne feront que les rétrograder, seront vaines parce que, de tout temps, l'extrémisme n'a été qu'un accident éphémère de l'Histoire. On est fier d'eux parce que ces milliers de jeunes et de moins jeunes (nos autres villes en regorgent) qui apprécient les arts ne peuvent qu'être porteurs de valeurs et de principes, d'aspirations et d'espoirs pour un pays et un gouvernement qui leur assurent liberté, dignité et vraie démocratie. Ils ne sont pas sans nous rappeler les dizaines de millions d'Egyptiens que Morsi dans son aveuglement et en abusant de sa «légitimité» n'a pas vus ou n'a pas voulu voir. Nous connaissons la suite...Les Tunisiens ne veulent pas de ce scénario mais ce n'est pas en les menaçant par les «gardes» de la révolution (bonjour l'Iran) et en faisant planer la possibilité de bains de sang qu'on les matera. Que les Maâtoug, Khademi et autres «purs et durs» tempèrent leurs ardeurs et qu'ils partent à la découverte, dans les joutes culturelles, de l'autre Tunisie... celle qu'ils jouent à occulter.