L'approche philosophique confère à chaque chose, y compris celles avec lesquelles nous entretenons une relation de fréquentation quotidienne, une certaine étrangeté… L'argent, par exemple. Un philosophe allemand, relativement peu connu, a écrit sur la question un texte qui illustre bien ce propos. On doit en effet à Georg Simmel une Philosophie de l'argent dont on ne pourra certainement pas lui contester le mérite de nous amener à porter sur cette chose qui gouverne bien des aspects de notre vie un regard nouveau, largement libéré de toute cette accumulation de pensées plus ou moins conscientes en nous et qui sont le plus souvent déterminées par la logique du gain. Mais, au-delà de cet exemple, il est bon de rappeler ce que disait Aristote dans sa Métaphysique à propos de la philosophie : «Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques». Ce qui signifie que celui qui ne sait pas s'étonner, donc qui ne sait pas se rendre étranger aux choses les plus familières, pour les considérer comme s'il en faisait la rencontre pour la première fois, celui qui reste donc prisonnier de sa familiarité avec les choses et de la connaissance qui en est issue, celui-là est assurément étranger à l'approche philosophique. Mais cet étonnement philosophique n'est pas, il faut peut-être le préciser, l'étonnement du candide. C'est un étonnement qui, bien que très réel, n'est pas spontané, même s'il a pu l'être à sa naissance et même s'il l'est souvent chez les plus jeunes, chez les enfants quand il leur arrive de faire part aux adultes de ces questions embarrassantes qui leur taquinent l'esprit. Il est si peu spontané que le travail philosophique consiste essentiellement dans le fait de se dépouiller de ses connaissances acquises sur les choses pour parvenir, en fin de parcours, à cet état de non-savoir, de perplexité à partir de quoi l'étonnement peut seulement croître comme une plante qu'on aurait cultivée en la débarrassant des herbes folles qui l'étouffaient. C'est d'ailleurs ce qui distingue la discipline philosophique de toutes les autres qui se donnent pour but la recherche de la vérité : sa préoccupation n'est pas de s'assurer d'un savoir positif comme de quelque chose d'acquis, de définitivement acquis, mais au contraire de retrouver sans cesse ce point où l'on s'expose à nouveau à l'épreuve de l'étonnement, parce que précisément l'on parvient à se libérer de tout savoir positif : savoir qui n'est d'ailleurs positif que parce que, en un sens, il a renoncé à son universalité pour être, selon la terminologie, «régional». Mais si la démarche philosophique nous réapprend l'humilité d'une certaine ignorance, ou d'une «docte ignorance» selon une expression qui s'inspire de l'exemple socratique, elle ne manque pas de susciter aussi en nous un «désir de comprendre»… Un désir qui a cependant, pour autant que la philosophie soit un art noble, la science de sa propre retenue. Et qui, pour cette raison même, ouvre à l'intelligence des perspectives toujours nouvelles et insoupçonnées.