Les hommes de religion, quelle que soit leur confession, commettent souvent ce péché qui consiste à vouloir lever le voile sur le mystère de la mort. Ils prétendent pouvoir nous dire ce qui arrive en cet instant fatidique où l'âme humaine se retire définitivement de ce monde... Nous n'avons pourtant, à ce sujet, que des métaphores. Des métaphores en lesquelles palpite la voix d'une espérance... Toute autre façon de nous parler de la mort relève d'une autorité qui blesse la raison, qui la mutile et qui cherche à instaurer l'ordre d'une croyance aveugle et servile. Depuis la formule de Socrate qui, s'apprêtant à boire la ciguë et voyant ses amis sombrer dans la tristesse, a parlé de « belle espérance », la philosophie n'a guère avancé sur ce point, pour sa part. En revanche, ce sur quoi il est possible de réaliser un progrès de la connaissance, c'est la question de savoir pourquoi telle personne va pouvoir attendre de l'événement de sa propre mort autre chose qu'une perdition ou un simple anéantissement de soi, tandis qu'une autre demeurera impuissante à le faire. Cette question n'a rien à voir, encore une fois, avec la crédulité docile de celui qui pose l'existence d'une vie après la mort. A la naïveté de celui qui se laisse aller à une telle croyance en dehors de tout élan poétique, de toute volupté visionnaire, de tout sursaut de surabondance, s'oppose une autre naïveté. Il s'agit de la naïveté intellectuelle de celui qui, à trop vouloir traquer la crédulité dans les moindres de nos coutumes de pensée, et qui veut se faire dans ce domaine un champion, finit par confondre la faiblesse de la croyance avec les audaces de l'espérance... L'espérance n'affirme rien, même quand elle sent le souffle de ce qui vient: elle attend ! Elle attend dans un silence assourdissant ! Mais, précisément, il n'est pas donné à tout le monde d'attendre. Socrate le suggérait à sa manière : philosopher, c'est apprendre à mourir ! C'est-à-dire à accueillir la mort sans y voir un sujet de peur... Ce qui, notons-le, en dit long sur le sens du mot «philosopher» dans sa bouche. Un sens qui nous éloigne assez, il faut bien le dire, des constructions métaphysiques auxquelles nous assisterons dans la suite et qui nous rapproche, en revanche, d'une sorte de gymnastique de la pensée... Il s'agit, pour celui qui s'adonne à l'art du philosopher, de devenir un athlète. Non pas cependant pour accomplir des prouesses mais pour se donner au cours de la vie cette amplitude de l'âme, ou cette dilatation de l'œil de l'âme par quoi la perspective de la mort cesse d'être perçue comme une perspective funeste. Le mythe platonicien de la caverne peut ici nous instruire sur les raisons de la différence qui existe entre celui qui est capable d'attendre et celui qui ne l'est pas. On sait en effet que le philosophe est cet homme qui, animé par le désir d'aller vers la lumière, finit par sortir de la caverne et par se laisser inonder par les rayons du soleil dans ce qui s'apparente à un ravissement. C'est ce même soleil qui va cependant être éprouvé par le non philosophe, par l'homme de la caverne, comme la cause d'une brûlure des yeux, comme une épreuve insoutenable : épreuve qui, loin d'être synonyme de bonheur, est bien plutôt synonyme d'aveuglement et de souffrance... La différence ne réside donc pas dans la source de la lumière, qui est la même, mais dans la capacité de s'y ouvrir et de la laisser pénétrer son univers intime. L'expérience de la lumière au moment de la mort est donc présente lors de ce moment inaugural de la pensée philosophique. C'est en tout cas un enseignement qu'on peut tirer de ce mythe qui joue un rôle central dans la pensée de Platon. Toutefois, cette expérience est loin d'être le privilège de ce moment. La tradition de l'islam évoque un épisode de la vie d'Abraham au cours duquel ce dernier est livré au feu par ses ennemis idolâtres. De quel feu s'agit-il ? Est-ce du feu qu'on allume de main d'homme ou, au contraire, de ce feu solaire qui, comme dans le mythe de Platon, brûle les uns et réjouit les autres. Toujours est-il que, selon le Coran, Abraham traverse l'épreuve sans être brûlé... On s'interrogera ici sur le sens de cette immunité de la part de celui qui, par sa fidélité à un Dieu qui fait alliance, ouvre l'ère monothéiste et, surtout, s'initie à cette dilatation de l'âme... dilatation grâce à laquelle l'immensité de Dieu ne détruit plus, mais embrasse.