Nos marabouts étaient vraiment de saints hommes. Et la seule vengeance qu'ils aient souhaité prendre sur ceux qui ont profané, brûlé et vandalisé leurs tombes, a pris la forme d'une fête somptueuse. Une fête totale, grandiose, célébration mystique et artistique à la fois, où l'on décelait, malgré tout, un sentiment de revanche joyeuse, une exultation qui était aussi un engagement citoyen. Une revendication haut et fort d'une tunisianité heureuse, assumée, épanouie, tolérante et respectueuse. Je ne parlerai pas de la Hadhra que nous a offerte Fadhel Jaziri jeudi dernier, à Carthage, si ce n'est pour le remercier pour ce spectacle superbe. La Presse y reviendra demain. Moi, c'est du public de ce soir-là que j'ai envie de parler. Jamais, de notre mémoire, au cours de sa déjà longue histoire, Carthage n'a eu une telle audience. L'embouteillage, dès l'abord de la route de Carthage, le laissait prévoir, mais c'était au-delà de tout ce que l'on pouvait imaginer. Et pourtant, malgré les queues interminables, l'attente prolongée, les chevaux de frise plus encombrants qu'efficaces, la bousculade étouffante, le public gardait le sourire, la courtoisie bon enfant et le plaisir escompté. Il n'y avait pas assez de places pour tout le monde, peu importe, on resta debout, on s'assit sur une pierre, une barrière, par terre, sur les genoux les uns des autres. L'essentiel était d'être là et de retrouver, dans cet espace profane et millénaire, sous l'ombre lumineuse de la mosquée qui le surplombe, dans la chaleur humaine, la convivialité, la promiscuité, les moments de partage des zaouias (mausolées). On chantait, on dansait dans les gradins, retrouvant instinctivement les rythmes ancestraux qui ont baigné toutes nos enfances, du nord au sud du pays. C'est d'une même voix, sur le même pas, qu'hommes, femmes et enfants célébraient Sidi Belhassen Chedly, Sidi Bou Saïd el Béji, Sidi Ben Aïssa, Sidi Jaber et tous les oulis (saints hommes) de notre panthéon sacré, de notre culture familiale, de notre environnement social. Et cette adhésion totale de ces milliers de personnes réunies était, certes, un hommage au talent de Fadhel Jaziri, mais aussi le cri du cœur d'un peuple blessé dans sa foi la plus ancrée, la plus intime, et qui se lève pour défendre ce à quoi il tient viscéralement.