Tout compte fait, c'est nous qui nous sommes montrés un peu trop crédules en pensant que le cauchemar ne se reproduirait plus, qu'il resterait deux cas bien tristes mais isolés. Le lâche assassinat, il y a juste six mois, du militant et martyr Chokri Belaïd et ,avant lui, le lynchage monstre de Lotfi Nagdh nous avaient plongés dans la stupeur et l'amertume de découvrir que ce pays, le nôtre, pompeusement réputé pour sa tolérance et sa stabilité politique et sociale, n'était donc pas à l'abri du crime organisé et bien concerté. Avec le meurtre odieux et de toute lâcheté de Mohamed Brahmi, nous nous sommes laissé faire à l'idée que c'en était probablement fait une fois pour toutes de la Tunisie, qu'elle s'était désormais engouffrée dans la spirale irrémédiable de la violence politique dont le chaos gagnerait petit à petit toutes les couches sociales jusqu'à exploser en une guerre civile. Trop de pessimisme ?... Peut-être. Mais le seul fait de constater qu'on était gouverné sans véritable gouvernance justifiait amplement nos soucis, notre abandon moral. Et surtout qu'était encore gravée (elle l'est aujourd'hui, encore) dans nos esprits cette campagne de la haine menée contre les artistes (le coup d'El Ebdellya, le coup de la salle de cinéma l'Africa, les coups et blessures essuyés en plein jour par un grand cinéaste tunisien, etc.). C'était en quelque sorte logique considérant que jamais l'obscurantisme ne peut admettre la lumière. Mais voilà que même les morts n'ont pas échappé à cette logique funeste dans le dessein bien évident d'atteindre les Tunisiens dans ce qu'ils ont de si vénérable : la profanation d'un nombre important de mausolées un peu partout en Tunisie. De la violence politique au saccage des temples en passant par le torpillage de la culture, on s'était donc bien installé dans la peur, la méfiance, le sentiment que la Tunisie était perdue à jamais. Coup de théâtre soudain : les festivals de l'été 2013, qu'on n'osait plus espérer, étaient curieusement maintenus. Il faut dire que, dans la foulée, la nomination d'un nouveau ministre de l'Intérieur avait soulagé bien des esprits. Dans notre logique à nous, si festivals devaient y avoir, c'est que la sécurité dans le pays était de retour, qu'on n'avait plus de raison valable pour en douter. Et crédules comme nous sommes, nous nous sommes laissé bercer par un beau rêve : l'efflorescence, à nouveau, de la culture, garant de la tolérance, de la paix, de la lumière, en un mot comme en mille. Que de spectacles un peu partout dans le pays, que de pièces de théâtre, que de concerts ! Le retour, sans incident, de la culture était un véritable retour à la vie. Du coup, nous nous sommes mis, naïvement, à refaire confiance à la Troïka et au...ministère de l'Intérieur, pensant qu'ils ont enfin étreint à bras-le-corps leurs responsabilités de maîtres du pays. Mais voilà ! Mais voilà, contre toute attente, qu'un deuxième Chokri Belaïd, en la personne de Mohamed Brahmi, tombe à son tour sous les balles de cette hydre meurtrière qui ne dit pas encore son nom. Derrière le nombre des balles tirées (quatorze, paraît-il !), il y a sûrement un message que devraient décrypter nos politiques, notre police. Dans son discours de jeudi, le président de la République par intérim disait, en substance, qu'il ne faudrait pas s'affoler, qu'il faudrait rester lucide et uni, que tout cela ne s'avérerait au final qu'une malheureuse parenthèse dans l'histoire du pays, et que «nous sommes là pour traduire les criminels devant la justice». Ne pas nous affoler et rester unis : oh, la belle consigne ! Mais à qui faire confiance dorénavant ? A la Troïka qui reste impuissante face à tout ce qui se passe dans le pays depuis un certain 23 octobre 2011 ? A la police qui ne met pas encore la main sur les assassins de Chokri Belaïd ? A qui faire confiance ?! Aujourd'hui que notre rêve est brisé, nous sommes tout simplement en droit de douter de tout. Et surtout qu'on ne voit pas encore se décider ces malheureuses élections dont – déjà ! – on ne fait pas vraiment confiance au déroulement transparent et démocratique.