L'assassinat de Mohamed Brahmi n'a pas secoué la classe politique seulement. Toute la société tunisienne, avec ses différentes composantes, a été choquée par ce forfait mis sur le compte des ennemis de la liberté, de la démocratie, des valeurs républicaines, de la vie tout court, ainsi que sur celui des parties qui les soutiennent et les protègent. C'est ce qui ressort des réactions et des commentaires que nous avons recueillis auprès d'un échantillon représentatif du monde de la culture. Mourad Sakli (directeur du festival de Carthage) : La vie contre la mort Comme tout citoyen tunisien, j'ai vécu cet assassinat dans ma chair. Ce qui s'est passé est gravissime pour nous, pour l'avenir et l'image de la Tunisie. Je pense, toutefois, que cet assassinat renforcera notre courage et notre détermination à défendre notre droit à la culture et à la vie, notre droit à la différence, à la liberté d'expression artistique et d'expression tout court, à la libre pensée. Nous sommes condamnés à tenir bon. Aujourd'hui, en tant que directeur de la 49e session du Festival international de Carthage, je me dois de m'élever et de résister à toute forme d'assassinat, qu'elle soit du corps ou de l'esprit. Désormais et à partir de ce jour de deuil, la culture n'est plus simplement un spectacle que nous offrons au public, un divertissement, un moment de joie que nous partageons ensemble, mais chaque spectacle devient un défi, une résistance qui doit continuer et qui continuera. Bref, un combat de la vie contre la mort, pour une Tunisie libre et heureuse. Moncef Sayem (homme de théâtre) : Faire front Ces assassinats politiques ne sont que la suite logique de «la culture de la mort» qui s'est déjà implantée par les lettres de menaces, les multiples agressions, les allusions et le refus de l'autre. Le pouvoir en place, même s'il clame son innocence, est le coupable, puisqu'il est l'unique responsable de la sécurité du pays et des citoyens. Nous sommes, aujourd'hui, dans un point de non retour. Mais la société civile dira son mot, et les partis politiques, même en minorités, feront partie du front. Il est plus que temps de clarifier l'avenir et les horizons. Autrement, nous risquons de nous retrouver dans un labyrinthe sans issue. Lotfi Bouchnaq (musicien) : Assumons nos responsabilités ! Les plaies provoquées par les meurtres de Lotfi Nagdh et Chokri Belaïd n'ont pas eu le temps de se cicatriser, qu'est venu s'ajouter le lâche assassinat de Mohamed Brahmi. Je suis choqué, les vrais Tunisiens sont choqués, toute la Tunisie est choquée, sauf ceux qui haïssent, au nom de je ne sais quoi, la liberté, la vie... l'autre. Trop, c'est trop. La situation est très grave. Le peuple ne peut plus supporter davantage la détérioration de la sécurité et de son pouvoir d'achat, d'autant qu'il est de plus en plus conscient que le pays est en train de chavirer et que les horizons sont d'un flou opaque. Aussi est-il indispensable que toutes les composantes de la société, qui cherchent réellement le bien et la paix pour la Tunisie, se mobilisent et placent l'intérêt national avant toute autre considération, pour que fin soit mise à la violence et à tout ce qui est de nature à menacer le pluralisme, le droit à la différence, à la détérioration politique, économique, sociale et culturelle de la Tunisie. Que nous tous assumions nos responsabilités devant Dieu et devant l'Histoire avec courage et honnêteté. Ezzedine Ganoun (metteur en scène) : Basta ! En suivant la conférence de presse du ministère de l'Intérieur, je n'en retiens qu'un seul point : le désir de désamorcer et de contenir la colère populaire, comme on l'a déjà fait avec la démission de Jebali pour noyer l'assassinat de Chokri Belaïd. On s'attendait à de vraies révélations, car quand on parle d'assassinat politique cela veut dire qu'il a y des parties politiques qui sont derrière. La question qui se pose alors qui sont les commanditaires? Qui veut assassiner la vie, l'art...la liberté? Nous artistes, nous sommes des citoyens qui réagissons et agissons avec nos moyens et nous outils à une situation qui devient de plus en plus insoutenable sur les plans de la liberté de pensée, la liberté d'être... Nous nous retrouvons sous une chape de dictature de la pensée unique. Ceux qui sont au pouvoir, ont favorisé ce climat de terreur en étant complice rien que par leur silence, et ce, depuis les premières agressions et les premiers actes de violence. La Tunisie est un pays moderne qui privilégie les valeurs de la citoyenneté et de la démocratie. Aujourd'hui que nous assistons à tant de haine, nous nous devons de ne plus cacher nos convictions profondes au nom d'un hypothétique consensus, car nous nous revendiquons tous citoyens libres et indépendants... nous nous cacherons plus pour mourir en silence. Alors, basta! Mourad Harbaoui (artiste-peintre) : On a visé la République Le choix de la journée de la Fête de la République pour perpétrer ce forfait inqualifiable n'est pas fortuit. Ceux qui l'ont commandité ont visé les principes républicains, c'est-à-dire la liberté, la démocratie, le pluralisme, la modernité. Et ceux-là sont connus des Tunisiens: les défenseurs de la pensée (théologique) unique, les extrémistes adeptes de la violence qui prônent, ouvertement ou insidieusement, la «khilafa» (califat) qui est l'opposé de la République, qui sont contre l'ouverture, la libre pensée, les arts et la culture. Avec cet assassinat, ils ont encore une fois dévoilé leur visage, leurs sombres desseins et la haine viscérale qu'ils portent à notre République tunisienne. Ce faisant, ils se sont enfoncés davantage dans leur isolement...leur noirceur. Halim Yousfi (musicien du groupe «Gultrah Sound System») : Les responsables sont connus En assassinant Lotfi Nagdh, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, les commanditaires et les exécutants de ces actes innommables s'en sont pris à tout un peuple, à ses droits civiques, à sa nature, à sa culture et à ses valeurs. Je pense que si nous ne réagissons pas maintenant et d'une manière résolue, nous risquons de vivre dans le noir pendant des décennies. Tout le monde sait qui est responsable, directement ou indirectement, consciemment ou par laxisme et sympathie pour les terroristes extrémistes, de ces abominables exécutions. Je le clame haut et fort, il s'agit d'Ennahdha qui a fait qu'on en arrive là. Aussi, Gultrah sound system appelle-t-il ses fans, ses collègues et l'ensemble de la famille des arts et de la culture à sortir manifester leur rejet du genre de société qu'on est en train de nous imposer.