Ces jours-ci, la Tunisie a vécu et a enduré des faits terribles. Il y a trois jours, huit de nos soldats ont été cruellement assassinés. Cet événement cauchemardesque, fraîchement précédé d'un autre (l'assassinat de Brahmi), a plongé notre Tunisie dans une « inquiétante étrangeté ». Inquiétante, car le paysage est devenu subitement trouble et troublant, obscur et désastreux. La haine s'est infiltrée dans certains cœurs et esprits à travers des mains sales et barbares. Le terrorisme assaillit, désormais, cette Tunisie pacifiste, cette Tunisie harmonieuse, cette Tunisie richement humaine... Ce lundi-là, notre cher pays a pleuré ses soldats, ses guerriers... Ce lundi-là, Carthage était affligé par ce crime odieux. Le regard des gens était hagard, le cœur meurtri, l'expression amère, les pas lourds... Mais les Tunisiens étaient quand même là, présents. Ils ont ramené leurs enfants, leurs coussins, leurs tourments et leur amour à l'amphithéâtre pour assister au spectacle de jazz, pour partager ensemble des moments de grisaille et de peine. On ne pouvait certes pas rester cloîtré chez soi, on devait sortir, décamper cette peur et cette terreur qu'on veut à tout prix enraciner en nous. On devait alors écouter et déclamer ensemble à Carthage l'hymne national à la mémoire de nos martyrs. Des coups de feu aux coups de cœur On annonce que Salif Keïta, l'artiste engagé, l'artiste militant, le grand Salif, le défenseur des droits du citoyen, l'artiste qui a toujours manifesté, à travers sa musique, sa position par rapport aux discriminations raciales, à la colonisation, s'est résolu à ne pas venir dans ces moments durs. Le Malien a, semble-t-il, eu peur des périls qu'il aurait pu encourir. Il nous rappelle un autre grand artiste (Peter Cincotti) qui s'est désisté et qui a fait faux bond au festival de jazz, pour les mêmes raisons. Et dire qu'un artiste ne s'engage pas seulement par la parole, puisque la parole est en soi le début de l'acte. Jacques Lecoq ne disait-il pas que « là où le discours en reste aux mots, la parole engage le corps»? Enfin...au pacte d'hospitalité signé par le festival de Carthage, le grand Manu Dibango a répondu par un pacte de fraternité noble. On a oublié que cet artiste était la star ce soir-là, puisqu'il nous a montré qu'il était surtout un citoyen, un être humain d'une grandeur d'âme inouïe. En insistant sur le sens de la solidarité, l'artiste nous a appris que celle-ci est d'abord un acte, un devoir...et c'est là où réside la noblesse de l'art. L'artiste s'est engagé humainement à aller vers l'autre, dans un élan magnifié. En effet, à travers sa musique métissée, Dibango a fait preuve d'un savoir-vivre et d'un savoir-faire formidables : il a essayé subtilement de broder une musique à cadence calme et paisible, une musique de méditation chantant l'amour et la fraternité. Evitant le rythme monocorde, il a su varier les genres avec une touche fine et sensible. Le saxophoniste a pu, grâce à son instrument puissant, tendre la main à l'arc des cœurs sensibles pour dire que la vie nous respire, que la musique tisse une fécondité inépuisable de symphonie alchimique et ce, en abritant nos espoirs et nos aspirations. Le batteur, accompagné du tambour, a réussi à animer le spectacle et raviver les âmes tristes; ainsi hommes, femmes, enfants et quelques personnes africaines ont dansé sur le rythme de la batterie et du tambour. A la fin du spectacle, la chanson connue de Dibango, « Makossa », a rendu hommage aux notes harmonieuses de la vie et à notre appartenance à une Afrique créative et communicante. La danse était alors devenue contagieuse, les applaudissements ont fait éclater une voix libre propulsée sous le ciel paisible de Carthage. Une rafale... un couplet Ce soir-là, un soir de deuil national, la communication des âmes a retenti dans une douce étreinte qui a éveillé les consciences et réveillé légèrement les sens. En dépit de tous ses abîmes, notre pays résiste, conteste, persiste et atteste que cette terre de Carthage à laquelle on a tenté d'arracher la vie en semant le sel (par les Romains), restera toujours fertile et libre, chantant la paix, le droit à la vie, à la culture, au combat. Face à cette cacophonie et à ce tourbillon, est né un désordre créateur qui, sous les remous de notre réalité déchirante, doit impérativement raser cette noirceur et cette inimité. Et pour paraphraser Charlie Chaplin, qui notait que « du chaos naît une étoile », ce soir-là, les Tunisiens ont fait renaître des étoiles filantes fidèles à notre amour pour la Tunisie et pour la culture universelle (d'ailleurs, de nombreuses personnes se sont dirigées vers le Bardo pour soutenir les manifestants). Ainsi, le prestigieux Manu Dibango nous a fait oublier les étoiles «fuyantes» (qui ont fait faux bond par leur désertion) en dessinant une ode pure, généreuse et engagée. Paix à vos âmes, nobles martyrs!