Les périodes de troubles et d'instabilité sont propices aux rumeurs. Et de la rumeur au complot, il n'y a qu'un pas. Depuis que la Tunisie est secouée par des événements graves, les thèses complotistes les plus folles trouvent résonance. A l'aube des «printemps arabes», les populations et les médias en Tunisie, en Libye, Egypte et Syrie incriminaient la main invisible des Etats-Unis dans les révolutions. Car pour un complotiste, toute coïncidence est suspecte, tout événement est manipulé, rien n'est le fait du hasard, ni une conséquence logique à des causes motrices. Après la chute de Morsi et les manifestations anti-islamistes en Tunisie, en Libye et en Turquie, l'explication est toujours la même : «Les Etats-Unis ont changé d'avis. Les islamistes se sont avérés trop dangereux pour la sécurité d'Israël. D'ailleurs, la chute du président égyptien a été précédée du limogeage de l'Emir du Qatar et son remplacement par son fils», pouvait-on entendre et lire même dans des journaux réputés sérieux. On impute aux autres; les Occidentaux, les ennemis de l'Islam, les francs-maçons d'être à l'origine de tous les maux qui nous arrivent et les instigateurs des événements majeurs sur toute la terre. Une seule grille à laquelle les complotistes croient, c'est l'existence supposée d'un ennemi conspirateur et secret, toujours le même tirant les ficelles de loin. Qui sont ces ennemis ? Chez les identitaires et les islamistes, c'est le tandem Etats-Unis-Israël, la CIA et le Mossad, voire «l'Occident» en entier. Chez les conspirationnistes occidentaux, l'ennemi peut être l'Islam, les Arabes, les habitants d'autres planètes, les autorités américaines, voire les multinationales. Les puissants, en général, sont une cible de choix pour les uns comme pour les autres. La main invisible En Turquie, Erdogan a déclaré Israël à l'origine des manifestations qui se déroulent à Istanbul. En Egypte, les partisans de Morsi penchent pour un complot américano-saoudien. Les anti-Morsi disent d'ailleurs une chose similaire : l'arrivée de Morsi au pouvoir était un complot contre l'Egypte. En Tunisie, la théorie du complot est cautionnée essentiellement par beaucoup de gens et par deux partis, Ennahdha et le CPR. Le président du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, vient de déclarer que les «sionistes se cachent derrière les manifestants qui veulent faire tomber le gouvernement». Les récents actes terroristes sont menés, selon certaines thèses, par les services algériens, ainsi que par les Etats-Unis et Israël. Les deux leaders de l'opposition Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd auraient été assassinés par leurs propres camarades jaloux. Moncef Marzouki, président de la République provisoire, a été prompt à accuser une main invisible qu'il ne nomme pas, jalouse de la Tunisie révolutionnaire, de ses perspectives de prospérité et de sa stabilité. Il est aisé de remarquer que le conspirationniste ne démontre rien. Il accuse sans preuves, sans se soucier de la logique de l'accusation, de son authenticité, de sa praticabilité. Et pourtant, la théorie trouve des adeptes, nombreux. Le phénomène étant un exutoire inespéré. Mieux, il joue un rôle politique et social, il permet de rassurer, de déresponsabiliser le groupe auquel on appartient. Les fautes étant imputées aux autres qui nous veulent du mal. Ce pouvoir occulte aux facultés immenses qui appuie sur un bouton pour obtenir ce qu'il veut provoque les ouragans et les tsunamis par une arme climatique secrète. Le sida a été répandu par une multinationale, par la CIA. Le sous-développement des Arabes est provoqué par les Américains qui préfèrent nous maintenir dans cet état.... Reliant les faits, le complotiste trouvera explication à tout. Et en se situant dans le registre de la croyance, sa thèse est irréfutable. Elle contient en elle-même les ingrédients anti-réfutation. Essayez de convaincre un complotiste. Ses arguments, immuables, sont toujours prêts à être servis. Au-delà de son côté loufoque, la théorie du complot pourrait être dangereuse. Elle constitue un obstacle sur la voie de la transition démocratique. Elle radicalise les positions et les extrêmes, sape les bases de toute confiance. Et sans confiance, il est impossible de construire un vivre-ensemble.