Le tango est indéniablement la musique, le chant et la danse de la séduction et de la passion, de l'amour et de la perdition, de la fuite et des retrouvailles. «C'est un spectacle produit par des femmes, en hommage aux femmes et aux hommes», tenait à préciser d'emblée Fathi Haddaoui, directeur du Festival international de Hammamet, lors de la présentation du spectacle qui s'est tenu vendredi dernier. On se serait cru à Buenos Aires ce soir-là, en présence des Fleurs Noires, un orchestre formé de dix musiciennes, accompagnées d'une chanteuse et de deux danseurs. La brise d'air, doucement venue de la mer, nous emportait, aussi loin que nous embarquaient la musique, le chant et le tango. Fidèles à elles-mêmes et habillées en noir, les femmes se sont installées, chacune derrière son instrument, souriantes, concentrées. Black Flower (Fleur noire), le morceau joué en prologue, marquait aussitôt un style nouveau, contemporain du tango et annonçait une soirée harmonieuse, l'une des plus belles de cette 49e édition du festival. Le tango ou la domination masculine On dit du tango, essentiellement de sa danse, qu'elle est misogyne, machiste. Et il est vrai que certains cavaliers prennent tant leur liberté dans les pas, dans la combinaison de la chorégraphie, qu'ils en oublient de communiquer les gestes à la femme qui se retrouve, de fait, écrasée. Or, une des premières règles de cette danse, c'est d'être à l'écoute de ce que le cavalier transmet comme signe et de suivre son guidage. De même, alors que le regard de la danseuse doit se diriger vers l'intérieur du minuscule espace qui sépare le couple, l'homme regarde toujours vers l'extérieur, pour prévoir l'espace de la danse, dit-on. Le tango est indéniablement cette musique, ce chant et peut-être plus expressément cette danse, de la séduction et de la passion, de l'amour et de la perdition, de la fuite et des retrouvailles. Mais chez ces femmes brunes (d'où l'appellation Fleurs Noires), mêmes les contes pour enfants ont leur place, sous le clair de lune. Un cliché controversé Le spectacle auquel on a eu droit, n'est sans rappeler la scène de tango dans le film Boulevard du crépuscule (sorti en 1950), où Billy Wilder a installé ses personnages qui dansaient, dans le même univers noir, presque illusoire. A Hammamet, la lumière était subtilement mesurée, laissant émerger dans l'imaginaire du spectateur comme un souvenir d'étreinte, frôlée par le regard et l'ouïe. La scène du tango dans ce film américain, dansé par Norma Desmond (Gloria Swanson), cette actrice révolue et Joe Gillis (William Holden), ce scénariste paumé, obéit en apparence aux règles du tango : Norma accepte d'être guidée, s'abandonne aux bras de son cavalier. La musique jouée par un orchestre masculin en arrière-plan semble sortir de l'Argentine des années 1940. Alors qu'en réalité, le spectateur de ce film sait à quel point cette dame fortunée est puissante, prépondérante par rapport au jeune homme sans le sou. Cette impression a été quasi reproduite sur la scène du théâtre de Hammamet. Mais si les mains du danseur et son délicat guidage nous renseignaient sur sa nature dominante, il était entouré de 12 femmes qui lui donnaient du rythme pour danser, et du chant — velouté, puissant et théâtral — pour l'inspirer. Et franchement, cela fait plaisir de voir les choses ainsi changées. Et puis que c'est agréable de voir un tango «vivant», c'est-à-dire en présence des musiciens, des musiciennes en l'occurrence, ce qui, à l'évidence, enchantait les danseurs. Cela se ressentait au délicat guidage, au remarquable équilibre que l'homme assurait au couple, le rendant si léger qu'il s'envolait presque à la brise d'air, tout droit venue de la mer voisine. «Le tango est la danse de l'entente, de la délicatesse et de la galanterie», nous confiera le danseur, ravi d'être entouré de ces femmes, heureux de contourner le cliché du machisme. Petit regret quand même, les admirateurs de la Comparcita n'ont pas eu droit à ce classique qui clôt les bals de tango argentin, réarrangé à la senteur des Fleurs Noires.