C'est sur fond d'exaspération sociale, de drames sécuritaires, d'impasses constitutionnelles, mais surtout de grandes inconnues politiques que s'engage la troisième année du régime transitoire issu du 23 octobre 2011. Notre spécial Il y a un an, la Tunisie accueillait déjà dans la déception, le doute et la peur le premier anniversaire du scrutin du 23 octobre et de l'Assemblée mandatée pour écrire la constitution et fonder la IIe République. Sous le signe d'une légitimité électorale épuisée, et d'une mission constitutive entravée par un débat identitaire biaisé, l'ANC célébrait sans gloire son premier anniversaire. Sur la place du Bardo, les Ligues de protection de la révolution de plusieurs quartiers et régions de Tunisie s'adonnaient euphoriquement à leur première exhibition signée : le soutien de la légitimité. Une euphorie à peine assombrie par l'implication de leur succursale de Tataouine dans le premier assassinat politique de la transition ; celui de Lotfi Nagdh, membre du parti adverse —Nida Tounès— accusé de contre-révolution et lynché à mort. Partout ailleurs où elles se sont activées, les ligues ont initié une semaine de vigilance et de délation. Mot d'ordre : étouffer toute velléité de « complot » contre la légitimité... Il était une fois la IIe République... Le ton est donné. La deuxième année de l'ANC et du gouvernement de coalition qui en est issu démarrait avec ce même mot d'ordre. Réaffirmer la légitimité érodée, non pas en accélérant la transition démocratique (piétinement sur la Constitution, aucune avancée sur les dossiers de la justice transitionnelle et des élections), mais en renforçant le pouvoir de la majorité au triple niveau de l'administration publique (83 des nouvelles nominations seront faites pour appartenance ou loyauté au parti Ennahdha), des départements de l'intérieur et de la justice. Alors qu'experts et investigateurs avertissaient déjà contre plans terroristes, camps d'entraînement et caches d'armes, des analystes politiques mettaient en garde contre la subordination de l'Assemblée —légitime et souveraine—, dans sa majorité non seulement au parti majoritaire mais plus gravement encore à la toute nouvelle puissance politique et milicienne du gouvernement. Les plus inattendus des événements (et non-événements) survenus lors de cette deuxième année constitutive, leur donneront raison. Crise politique et économique, impasse constitutionnelle, déstructuration du tissu administratif, assassinats politiques, montée du terrorisme jihadiste, liquidations des militaires et des agents de l'ordre, retrait des députés de l'opposition, mouvements de protestations, vagues de colère, mobilisations populaires... Face à quoi le premier gouvernement a vite fait de démissionner, là où le deuxième continue à jouer le temps et l'usure. Le temps du pouvoir et l'usure de l'opposition. Le Dialogue ou le chaos ? On sait à peu près de quoi a été fait 2012–2013. Mais plus on aligne ses événements et moins on entrevoit leurs issues à l'horizon 2013–2014. Première inconnue. Suivant un mécontentement et une exaspération datant de plusieurs mois et palpables dans les sondages et dans l'opinion, d'importantes franges de Tunisiens devront réinvestir aujourd'hui la rue. De quelle ampleur sera le mouvement ? De quelle densité la foule ? De quelle acuité les mots d'ordre ? Sans stratégie et sans perspective appropriée, le parti au pouvoir attendra d'en mesurer la pression pour décider de la date de démission de son gouvernement. Deuxième inconnue. Conformément à la feuille de route du Quartet Ugtt, Utica, Ordre des avocats et Ligue tunisienne des droits de l'Homme, redémarre en même temps le Dialogue national. Après des débuts mouvementés et une pause précoce, majorité et opposition devront à nouveau se faire face et convenir de la nécessité du compromis face à la perspective de la violence et du chaos. Quelles sont les chances réelles de ce dialogue ? Sa feuille de route peut-elle avoir le dernier mot sur les calendriers autres du parti au pouvoir, son gouvernement et son Assemblée ? Réussira-t-il à convaincre et à fédérer des députés de la majorité hostiles à l'idée que cette initiative leur vole le processus... Troisième inconnue. Entre l'appel à la mobilisation de la rue et l'engagement dans le dialogue, l'opposition regroupée à l'intérieur du Front du salut se démène sur deux fronts a priori contraires. Réussira-t-elle comme elle le promet cette difficile cohérence entre deux logiques parallèles ? Quand adviendrait la démission...Quatrième inconnue. Signée sur le papier, la démission du gouvernement reste problématique. Plus qu'un simple détail comme beaucoup veulent le faire croire, sa date recèle toute son importance. Entre le chef du gouvernement qui la relie à la fin du processus constitutif et l'opposition qui conditionne avec son retour à l'hémicycle, comment éviter l'enlisement ? Cinquième inconnue. Voilà des mois que les attentions se sont figées sur la revendication de démission du gouvernement et sur la nécessité « vitale » du dialogue. Premières sorties d'impasse, les deux événements donneront suite à une enfilade d'autres échéances et d'autres inconnues. Combien de temps prendront encore les parties au dialogue pour désigner le chef du futur gouvernement ? Pour mener à terme la feuille de route ? A quelles conditions l'ANC « légitime et souveraine » s'y conformera-t-elle ? Sixième inconnue. Quelles issues pour les procès, énigmes policières et intrigues politico-judicaires ? Quelles vérités révèleront-ils et jusqu'où leurs verdicts signeront-ils l'indépendance de la justice et pèseront-ils sur le cours du processus constitutif et électoral ?... Chronologie 23 octobre 2011 : sur les 8,2 millions d'électeurs, potentiels en Tunisie et à l'étranger, le total des votants de ce dimanche 23 octobre s'élève à 4,3 millions (un peu plus de 50% des Tunisiens). A l'issue du scrutin, le mouvement Ennahdha remporte 40% des sièges de l'Assemblée constituante, il est suivi du CPR, de la Pétition populaire et d'Ettakatol. 23 décembre 2011 : l'ANC accorde sa confiance au gouvernement formé par Hamadi Jebali, du mouvement Ennahdha. Dans ce premier gouvernement de la Troïka, composé de plus de 40 membres, le parti islamiste dirigera tous les ministères de souveraineté. 26 mars 2012 : après une longue polémique, le mouvement Ennahdha renonce à inscrire la référence à la charia dans la nouvelle Constitution. Le président du mouvement, Rached Ghannouchi, justifie ce choix par le «souci de préserver l'unité nationale». 13 août 2012 : une grande manifestation contre l'inscription du principe de la complémentarité homme - femme est organisée sur l'avenue Mohamed V à Tunis 10 septembre 2012 : une première version de la Constituion commence à circuler sur les réseaux sociaux 18 octobre 2012 : Lotfi Nagdh, dirigeant de Nida Tounes à Tataouine, est lynché par les ligues de protection de la révolution. 8 janvier 2013 : l'ANC publie une seconde mouture de la Constitution. La référence à l'atteinte au sacré est éliminée 6 février : 2013 : Chokri Belaïd, SG du Watad, est assassiné devant sa maison au quartier El Menzah VI 1er juin 2013 : une troisième version de l'avant-projet de la Constitution est soumise au débat public. Des progrès ont été réalisés par rapport aux deux autres moutures. Mais des menaces continuent à peser sur les libertés fondamentales et l'organisation des lois transitoires. 24 juillet 2013 : Mohamed Brahmi, député et ancien SG du Mouvement populaire, est assassiné avec la même arme qui a tué Chokri Belaïd. 25 juillet 2013 : une soixantaine de députés de l'opposition se retirent de l'ANC et se mobilisent dans l'animation du sit-in du Départ sur la place du Bardo. 29 juillet 2013 : le comité administratif de l'Ugtt décide de présenter une initiative de sortie de crise qui préconise la dissolution du gouvernement Laârayedh et la formation d'une commission d'experts pour la révision de la dernière version de la Constitution. 15 octobre 2013 : l'opposition appelle à la mobilisation générale le mercredi 23 octobre 2013.