Certains pensent que le réalisateur d'Heureux le martyr est un homme pressé. Mais Habib Mestiri aime battre le fer pendant qu'il est chaud, par devoir de mémoire. Le voilà revisitant son parcours d'homme, plutôt, proactif, qui ne croit pas aux coïncidences, mais que le microclimat inspire. Vous êtes connu pour être l'ami de tout le monde, mais tout le monde ne vous connaît pas vraiment. Commençons par une question classique : quelle a été votre formation universitaire? J'ai fait l'Ineps (Institut national de l'éducation physique et sportive). Et j'ai enseigné pendant huit ans en tant que prof de sport. Qu'est-ce qui vous a emmené au cinéma ? La passion et la curiosité. A l'âge de 15 ans, j'ai intégré la Ftca (Fédération tunisienne des cinéastes amateurs). Je me suis inscrit au club d'Echeba, ma ville natale. Je réalisais un film par an, en super8 ou en 16 mm. C'étaient les formats de l'époque... Quel a été votre tout premier film amateur ? J'ai «osé» (rires) faire une adaptation d'«Al Yater», le célèbre roman de l'écrivain syrien, Hanna Mina. A l'époque, on se permettait tous les rêves. On était très influencés par la Nouvelle Vague française et le cinéma italien... C'était aussi l'époque où la Ftca était très politisée, n'est-ce pas ? Tout à fait. Nous étions divisés en deux clans : les purs et durs qui voulaient un cinéma politique et un discours direct, et ceux, dont je faisais partie, qui défendaient un cinéma progressiste, mais plus préoccupé par l'art et l'esthétique. A un certain moment, vous avez dû quitter la Ftca, pourquoi ? En effet, je l'ai quittée en 1987. On m'avait écarté du bureau parce que je défendais l'idée que la gestion de la fédération ne doit être accordée qu'à ceux qui ont déjà fait des films, et pas à ceux qui ont des soucis purement politiques. Il fallait, à mon avis, que la Ftca demeure un espace d'expression libre, et de pratique de cinéma d'art et d'essai. Surtout que, par ailleurs, les professionnels souffraient du manque de moyens et de la censure. Mais avant de quitter la Ftca, j'ai réussi à obtenir un diplôme de réalisateur, du Centre de formation méditerranéen, en France. Et, parallèlement à mon métier de prof de sport, j'écrivais pour «Ettarik el Jadid», le journal du Parti communiste tunisien. Parmi vos différentes casquettes, vous aviez donc celle d'un journaliste de l'opposition. Comment avez-vous vécu cela par rapport au pouvoir en place ? Comme tous ceux qui osent dire «Non». Suite à un article assez pertinent à propos du secteur touristique, j'ai passé un «week-end en prison» et le ministère de l'Education m'a muté à Zaghouan. N'ayant pas obéi, je fus affecté à l'association des sourds-muets. On ne croyait pas si bien faire, c'était une très belle expérience. Que vous a-t-elle apporté ? Un gramme d'humanité en plus. Cette communauté m'a tout de suite adopté. Grâce à elle, j'ai compris que l'intelligence humaine est sans limites et que quand on a vraiment envie de communiquer, on peut utiliser d'autres langages qui se trouvent au-delà des mots. J'ai tout fait pour que les membres de cette association puissent accéder à l'art et au divertissement. C'est ce qui leur manquait en cette période où je leur enseignais le sport. J'espère, un jour, traiter de ce monde-là, dans un film. Comment êtes-vous devenu un professionnel du cinéma ? Cette expérience que j'ai vécue en tant que journaliste m'a aidé à comprendre que ma vraie vocation, c'est le cinéma. J'ai donc décidé de percer dans le métier en collaborant avec d'autres réalisateurs. Entre-temps, c'est-à-dire en 1991, j'ai réalisé un documentaire sur le séjour de Beyrem Ettounsi en Tunisie, qui s'intitulait Le regard du poète. C'était mon premier film professionnel subventionné par le ministère de la Culture. Le deuxième s'appelait Kélibia, la rencontre, un film de montage. Qui dit Kélibia, dit «Fifak», le Festival international du film amateur... N'est-ce pas qu'en réalité, vous n'avez jamais coupé le cordon avec la Ftca ? La Ftca m'a beaucoup appris. Je la défendrais toute ma vie et je ne rate aucune session du festival qu'elle organise tous les ans. Images saccadées, un documentaire sur l'histoire du cinéma amateur en Tunisie, est une sorte d'hommage pour cette fédération qui a donné naissance à beaucoup de cinéastes, aujourd'hui, très connus dans le secteur. Vous avez fait une carrière à la télévision avant de revenir au cinéma. Qu'est-ce que vous avez gardé de cette expérience ? De très belles rencontres avec de grands noms du septième art et du domaine de la mode et beaucoup de connaissances en matière technique. Orbit Network, un réseau de chaînes de radio et de télévision qui siégeait à Rome et où j'ai travaillé en tant que réalisateur et producteur de 1994 à 2007, était le premier média audiovisuel qui utilisait le digital (ou le numérique) comme support. En 1991, vous avez suivi une formation sur l'écriture du scénario, à la Femis (Fondation européenne des métiers de l'image et du son). Vous n'avez pourtant pas encore réalisé de fiction. Pourquoi ? Parce que, jusque-là, les sujets que j'ai traités dans mes documentaires se sont présentés à moi comme une urgence. Il existe des personnalités artistiques tunisiennes connues dans le monde entier et dont on n'a aucune image d'archive. Il fallait, par exemple, que je fasse le portrait de feu Hatem El Mekki, ce peintre d'une rigueur et d'un talent remarquables... A notre connaissance, personne n'a encore vu ce film. Où est-il passé ? Le négatif a disparu lors de la fermeture de la Satpec (la Société anonyme tunisienne de production et d'expansion cinématographique). Entre-temps, Hatem est mort. J'ai dû finir le film avec une copie de travail. Cela a donné un court métrage de 12mn. Avez-vous un projet de fiction ? Justement, j'allais vous dire que cette formation à la Femis m'a aidé à faire un pas plus loin dans le cinéma. Tout ce que j'ai appris lors de ce stage m'aidera, j'espère, à fignoler mon scénario de long métrage de fiction, pour lequel je viens d'obtenir une aide à la production. De quoi s'agit-il ? Le film s'intitule provisoirement Vagues brisées, et il raconte l'histoire d'un Tunisien qui a combattu aux côtés des Français et qui retourne au pays pour vivre seul au bord de la mer... Je ne vous en dirais pas plus pour le moment. En attendant de finir le montage financier de cette fiction, je me suis lancé dans la préparation d'un nouveau documentaire sur l'homme politique tunisien Ahmed Ben Salah. Comment se passe, entre-temps, la sortie commerciale d'Heureux le martyr ? A l'intérieur de la république, j'ai remarqué qu'il y a un intérêt certain pour le film. Je l'ai montré à Menzel Bourguiba, à Zaghouan, à Sousse, et il continuera à faire sa tournée à Sfax, Médenine, Kairouan, Monastir et Mahdia. D'autres projections sont prévues à Genève, Paris, Marseille, Toulon, et dans d'autres villes d'Italie et d'Espagne. Le film est également sollicité en Amérique latine, vu les relations que feu Chokri Belaid entretenait avec des militants latinos. Etes-vous content de ce film ? L'émotion des spectateurs prouve que c'est un film utile pour la mémoire du pays. Et si on vous demandait de faire votre autocritique, que diriez-vous ? Je dirais que je regrette de n'avoir pas été assez exigeant concernant les moyens de production. C'est tout ? Enfin, bon! Je sais que Heureux le martyr n'est pas un film «dans les normes», il est même assez moyen. Mais c'était important pour moi de le faire en cette période très critique que vit la Tunisie. Vous n'aviez pas pris le temps d'«écrire». N'avez-vous pas été un peu trop pressé de réaliser un film sur Chokri Belaid? Je vous l'ai déjà dit, je travaille toujours dans l'urgence. Je ne pouvais pas attendre... Il ne fallait pas les laisser banaliser l'assassinat politique. Ce film témoigne d'une page dramatique de l'histoire récente de la Tunisie et a pour intention de contrecarrer l'obscurantisme rampant... Par ailleurs, vous sentez-vous comme un cinéaste heureux ? En quelque sorte, parce que je n'ai pas le temps de m'ennuyer. Mais je ne serais pas tout à fait heureux tant que nos films n'ont pas de marché. Nos télévisions ne programment pas les documentaires. La carrière de nos films se limite aux festivals...Je vous épargne les détails des problèmes de diffusion. Que faut-il faire d'après vous pour résoudre tous ces problèmes du secteur cinématographique dont on a beaucoup parlé ? Il faudra arrêter les magouilles, nous regrouper, faire beaucoup de films et de la bonne fiction.