Par Khaled TEBOURBI Cela bouge, semble-t-il, du côté de la propriété littéraire et artistique. C'est ce que laisse entendre le tout récent accord signé entre les ministères de la Culture et du Commerce, visant (on cite) «à renforcer la protection des droits des créateurs conformément à la loi n°94-36 du 24 février 1994». L'accord met en place une structure conjointe de contrôle économique, avec des agents assermentés, habilités à établir des constats d'infraction en matière de plagiat, de reproductions illégales et de distributions sans autorisations préalables. Il prévoit aussi des campagnes d'intervention et de sensibilisation relatives au marché des ouvrages culturels, numériques et technologiques. De même que l'entrée en fonction, imminente, d'une équipe de suivi, composée de cadres des deux ministères et travaillant en coopération avec l'OTPDA (Organisme national de protection des droits d'auteur), chargée d'en mettre en œuvre les dispositions. Une première opération a été, du reste, menée du 2 au 4 septembre 2013, dans certains espaces commerciaux de la capitale et des établissements touristiques de la banlieue nord, et a permis le recouvrement d'environ 75 mille dinars sur la base de différentes infractions constatées. Pour tout dire, l'Etat, ainsi que toutes les institutions concernées paraissent décidés à combattre le piratage artistique et culturel. Ce qui est de nature à rassurer les milieux de l'art, et principalement les professionnels de la musique, qui demeurent les premiers touchés par «un phénomène» dont l'amplification a dépassé toute mesure au courant des deux dernières décennies. Les effets dévastateurs du piratage sur le secteur de la musique sont faciles à expliquer. Aujourd'hui, le marché parallèle des CD pousse les éditeurs à abandonner la production locale. N'ayant plus de vraies perspectives de gain, débordés par les ventes illégales, ceux-ci sont amenés à refuser d'investir dans les créations musicales tunisiennes. «Au mieux», ils les acceptent à bas prix, sinon même «à titre gratuit». Il en a résulté ce que tout le monde sait : un appauvrissement manifeste des compositeurs, auteurs et, surtout, des chanteurs tunisiens. Et une chanson nationale qui n'a pratiquement plus de «débouchés». On ne peut plus «bradée», dépréciée, coupée de son public, qui plus est, fortement concurrencée, voire occultée, par les chansons libanaises, égyptiennes et autres des pays du Golfe, par ailleurs elles-mêmes livrées à la reproduction illicite et à «la distribution anarchique». Ajoutons-y les problèmes, tout aussi épineux encore, de la diffusion dans l'audiovisuel et sur Internet, et l'on aura complété «le tableau» d'une situation apparaissant, à ce jour, quasiment insoluble, irrattrapable, sans issue. L'accord, qui vient d'intervenir entre les ministères de la Culture et du Commerce, autorise-t-il à espérer «une sortie» ? Théoriquement, oui. Une loi (celle de 1994) existe. Il s'agit de pourvoir à son application. Agents de contrôle, constats d'infractions, amendes, campagnes de sensibilisation, équipes de suivi : rien ne s'y oppose à première vue. Sauf, les strictes réalités. A commencer, déjà, par le caractère tardif, très tardif, de «la reprise en main». Pourquoi avoir attendu dix-neuf années avant de se décider ? Et pourquoi spécialement, aujourd'hui ? Dix-neuf années de «piratage à l'air libre» laissent de bien lourdes séquelles. Dont, principalement, un marché parallèle de la musique solidement installé et outrageusement ramifié, presque définitivement ancré dans le paysage social. Lui appliquer une loi après tout ce temps, pourra-t-il y changer grand-chose ? Le droit, nous disent les sociologues et les juristes, n'est que l'exacte traduction des réalités d'une société. La loi de 1994 correspondait à la réalité des arts (de la musique) à une époque donnée. Le piratage faisait juste son apparition, elle eût pu servir à le stopper, à l'atténuer, à ce moment précis. Le monde a changé depuis. Le commerce artistique a pris une tout autre tournure. Libéralisme tous azimuts, acteurs nouveaux, économies «dédoublées», en plus d'Internet et du formidable essor des technologies de communication. Ce qui était «Droit» dans les années 90 ne l'est probablement plus tout à fait en 2013. Il aurait été plus judicieux de réadapter la loi de 94 sur la propriété culturelle et artistique en fonction des nouvelles réalités. Une refonte adéquate de l'ensemble du dispositif, voilà ce à quoi on aurait dû réfléchir. Les inspections, les agents de contrôle, les constats et les amendes ne pourront jamais venir à bout d'un phénomène de piratage d'ores et déjà édifié en système. Nombre d'artistes insistent, aujourd'hui, sur la nécessité de concevoir d'autres lois, d'instituer d'autres règles, en conformité avec «les nouveaux rapports de forces du nouveau marché». Ils observent, surtout, que ces lois et ces règles devraient relever de la seule initiative des gens de la profession. Pour eux, par exemple, c'est une réelle anomalie que de faire dépendre l'Otpda d'une tutelle publique. En fait, des décisions, toujours «formelles», souvent inappropriées, d'une bureaucratie. La question de la propriété littéraire et artistique en Tunisie est peut-être remise à l'ordre du jour ; tout porte à croire, cependant, que ce n'est qu'«un effet d'annonce», et qu'il faudra attendre encore avant que de vraies solutions ne soient, enfin, envisagées.