40 des 70 détenus interrogés dans 4 centres déclarent que la police les a maltraités lors de leur arrestation et de l'interrogatoire Les conditions de détention des personnes en garde à vue en Tunisie ont fait l'objet d'un rapport présenté hier par l'ONG Human Rights Watch lors d'une conférence de presse à Tunis. Ce document de 65 pages intitulé « Des failles dans le système : la situation des personnes en garde à vue en Tunisie» est, selon Amna Guellali, représentante de l'ONG à Tunis, «la première évaluation publique des conditions dans les centres de détention préventive de Tunisie qui détiennent les personnes depuis le moment de l'arrestation jusqu'à la comparution devant un juge. ». Ce rapport est le fruit de visites de terrain dans 4 villes tunisiennes - Bouchoucha au Bardo, Nabeul, Kairouan et Sfax - au cours des mois de février et septembre 2013, mais il évalue aussi les lois régissant la garde à vue dans ces centres de détention provisoire. «Les autorités gouvernementales se sont montrées beaucoup plus ouvertes depuis le soulèvement de janvier 2011 et ont permis à Human Rights Watch d'effectuer certaines des premières visites par une organisation extérieure, dans des centres de garde à vue», précise la responsables de HRW. « La volonté de la Tunisie depuis la chute de Ben Ali d'ouvrir ses lieux de détention aux organisations de défense des droits humains est un modèle que d'autres pays devraient suivre», a déclaré Eric Goldstein, Directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Nous espérons que cette ouverture permettra de résoudre les graves problèmes que nous avons constatés dans le système de garde à vue. » Des arrestations barbares Basé sur des témoignages de personnels et de 70 détenus, Human Rights Watch a décelé plusieurs cas au cours desquels l'administration aurait violé les droits de la défense. 40 des 70 détenus interrogés par HRW dans les 4 centres de détention ont affirmé qu'ils ont subi des actes de maltraitance pendant leur arrestation et leur interrogatoire. Certains détenus interrogés par HRW ont déclaré «que leur mauvais traitement a commencé alors que la police menait l'arrestation». Un homme a déclaré que «lors des émeutes qui ont suivi l'assassinat de l'homme politique d'opposition Chokri Belaïd, il marchait sur la Corniche, au bord de la mer à Sfax, qu'un fourgon de police s'est arrêté et près de cinq officiers sont descendus du véhicule et ont commencé à interpeller des gens en les battant avec des matraques. » Il a déclaré aussi que « les policiers l'ont atteint au dos, ensuite ils l'ont poussé dans le fourgon avec une vingtaine d'autres personnes arrêtées ». HRW a aussi interviewé séparément, dans le centre de détention de Sfax, quatre autres jeunes hommes (Jaber, Mouhab, Khaled et Moez) tous arrêtés lors de la même rafle et qui ont décrit aussi les mêmes actes de mauvais traitements perpétrés par les agents de la police lors de cette arrestation. On se croirait à Abou Gharib Les femmes non plus n'ont pas échappé à cette règle. Farida, une jeune de 22 ans interviewée dans le centre de détention de Bouchoucha, a avoué qu'elle a été victime de violences physiques lors de son arrestation par la police suite à des suspicions de consommation de drogue. «Les policiers nous ont embarqués dans une camionnette pour se rendre au poste de police du district de Bab Bhar» et, durant le trajet, la femme déclare avoir subi «des insultes et des gifles». Une autre femme, une dénommée Hela rencontrée aussi au centre de détention de Bouchoucha, a déclaré que la police des mœurs l'a arrêtée à l'aéroport de Tunis-Carthage suite à des suspicions d'appartenance à un réseau de prostitution. «J'ai été conduite au centre d'interrogation de Gorjani. Là-bas, ils m'ont giflée à plusieurs reprises, et ont essayé de m'arracher des aveux sur les noms de mes complices», ajoute Hela. Et le mauvais traitement ne s'arrête pas là. Dans ce rapport, nous apprenons qu'au moins 5 détenus interrogés séparément par HRW révèlent que, le 15 février 2013, deux agents dans l'un des centres de garde à vue visités ont forcé les détenus à sortir de leurs cellules à genoux en leur ordonnant de ramper dans le couloir. Cette épreuve a duré 15 minutes, selon les dires de l'un des détenus, tandis que les gardes s'acharnaient sur eux en les frappant avec un bâton. Des accusations similaires sont rapportées par un certain Ahmed, une semaine auparavant, dans le centre de détention de Nabeul, où des gardes de nuit se sont acharnés sur des détenus à coups de bâton. Un calvaire qui a duré entre « 15 et 20 minutes », selon les dires du détenu. Amna Guellali a mentionné aussi, lors de cette conférence, que plusieurs détenus ont pointé du doigt l'usage illicite par les policiers, au moment des interrogatoires, de matériels d'électrocution. Et dans le rapport sont présentées les photos d'un dispositif électrique semblable à une torche électrique qui serait utilisé par la police judiciaire de Sfax. Une hygiène qui laisse à désirer Le rapport souligne aussi que «les détenus avaient une alimentation insuffisante, un accès limité à l'eau et au savon sans possibilité de prendre une douche, des couvertures sales et insuffisantes et de petites cellules sombres et bondées. Certains anciens bâtiments avaient des problèmes de gestion des eaux usées. Trois d'entre eux ne disposaient pas de cours où les détenus pouvaient faire de l'exercice physique». «Parmi les quatre centres de garde à vue que Human Rights Watch a visités, un seul disposait d'un centre de soins ou d'un médecin parmi le personnel. Dans d'autres établissements, la majorité des détenus ont affirmé qu'ils n'avaient pas vu de médecin et que les agents ne les avaient pas informés de leur droit à en consulter un. Les agents envoient les détenus nécessitant des soins médicaux urgents aux hôpitaux voisins», souligne le rapport de HRW. Les conditions d'hygiène et de santé étaient mauvaises dans les 4 centres de détention visités par HRW. Les détenus ont raconté comment ils « luttaient pour rester propres » en raison d'un accès insuffisant à l'eau courante et aux détergents, y compris le savon que les autorités des centre ont tendance à proscrire parce qu'il peut être utilisé par les détenus pour des « actes immoraux » ou « en l'avalant pour se suicider ». Et dans la totalité des centres visités, les détenus ont déclaré ne pas avoir accès à des douches. Des gardes à vue prolongées Le rapport souligne aussi les abus autour de la période de garde à vue en Tunisie. Les officiers de la police judiciaire peuvent en effet arrêter une personne soupçonnée d'un délit et la garder en détention jusqu'à 6 jours avant de devoir la transférer devant un juge d'instruction qui ordonnera sa libération ou son incarcération jusqu'au procès. Cette période de détention n'est pas conforme au droit international qui exige une période ne dépassant pas 48 heures. De plus, toujours selon ce rapport, sur les 70 détenus interrogés, HRW a constaté que 10 étaient restés en garde à vue pendant une période de plus de six jours. Absence de séparation systématique entre mineurs et adultes Dans les centres visités par Human Right Watch, les autorités ne séparent pas toujours les mineurs des adultes : ce qui constitue une violation des normes internationales. Dans le centre de détention de Nabeul, lors d'une visite effectuée le 18 février dernier, les enquêteurs de HRW ont noté que les mineurs étaient mélés aux adultes. Ils ont remarqué aussi une surpopulation des cellules dans les 4 centres visités. Lors d'une visite à Bouchoucha, ils ont compté, dans une même cellule de 9 mètres de long sur 6 de large, 21 détenus puis 45 lors d'une seconde visite et 50 la troisième fois. Dans le centre de détention de Sfax, visité le lendemain d'émeutes dans la ville, de nombreux détenus ont raconté avoir dû dormir près des toilettes en raison du manque de place. L'avocat manque à l'appel «L'absence du droit à un avocat pendant cette période initiale est une grave faille dans la législation tunisienne en ce qui concerne les garanties contre les mauvais traitements», précise par ailleurs le rapport. « Le code de procédure pénale stipule qu'un détenu peut consulter un avocat après la première comparution devant le juge d'instruction. A ce moment-là, la personne suspecte est susceptible d'avoir signé une déclaration de la police, sans la présence d'un avocat, qui pourrait bien être utilisée contre elle lors du procès», ajoute-t-il. Parallèlement, beaucoup de détenus interrogés par HRW ont affirmé que les policiers ne les avaient pas informés de leurs droits pendant l'arrestation et l'interrogatoire, tels que celui de prévenir les membres de leur famille et celui de demander un examen médical.