Par Nizar Ben Saad Le département de la Communication de la présidence de la République vient de publier « Le Système de propagande sous le règne de Ben Ali, le livre noir », interdit tout récemment par la justice, et dans lequel l'élite éclairée de la Tunisie se voit réduite à un ramassis d'opportunistes cyniques ou de séides intéressés. En réponse à ce « Livre » dans lequel figure mon nom, je tiens d'abord à souligner que nul n'a le droit de condamner les orientations politiques d'autrui. J'ai appartenu à un parti dont il était de mon devoir de valoriser les acquis. Ceux qui sont versés dans la science politique comprennent cela. J'ai défendu les choix et les orientations d'un Parti, soutenant un projet de société, conformément aux motions telles que votées lors de ses différents congrès. Il ne s'agissait donc nullement, comme l'insinue le «Livre noir», de défendre une personne ou une famille. Par ailleurs, il faut savoir que bon nombre de loyaux militants, dont je faisais partie, tiraient alors la sonnette d'alarme sur les dérives insidieuses commises par les opportunistes au sein du Parti, dénonciations qui, hélas, n'ont pas été entendues et qui ont causé le naufrage du régime et le départ de l'ex-président. J'étais en outre convaincu que l'opposition, qui se dissimulait, masquée, sous le paravent des droits de l'Homme, rongée de l'intérieur, se souciait plutôt de trouver, dans la clandestinité, des arrangements avec Ben Ali et ses influents ministres. Pour preuve : qu'est devenu le Collectif du 18 octobre 2005, qui a rassemblé toute l'opposition à l'étranger, aujourd'hui de plus en plus morcelée, atrophiée ? Que sont devenus les anciens amis du président provisoire : Slim Bagga, Ahmed Manai, Mezri Haddad... ? Ils l'ont tous jeté en pâture à l'opinion publique. Les auteurs du livre « noir » omettent à dessein de signaler que j'avais durement contesté les abus inhérents à la gestion de l'ex-parti RCD. Cette contestation m'a valu, fin 2010, une ignoble interpellation au ministère de l'Intérieur pour avoir dénoncé les méfaits de la famille Ben Ali, pour avoir condamné l'ampleur de la corruption et m'être maintes fois rendu à la demeure de Mohamed Jgham, devenu un vrai opposant au régime de Ben Ali, dont il était auparavant le directeur de cabinet, tout simplement parce qu'il avait le courage éthique de regarder l'histoire en face en dénonçant le clan mafieux de l'ex-président. Mon interrogatoire au troisième étage à la Sécurité nationale, – qu'il vous est aisé de vérifier, Monsieur le Président provisoire, – est une information capitale, mais à bien des égards dérangeante, pour votre « Livre noir », qui est, du point de vue politique, juridique et éthique, une vraie calamité. Tout propagandiste a nécessairement tiré profit de ses bienfaiteurs de l'ancien régime. Je vous défie donc, ainsi que les « ingénieux » collaborateurs que vous avez recrutés pour cette entreprise méprisable, de prouver au peuple tunisien que j'ai touché un seul centime du journal La Presse, de l'ATCE ou de n'importe quelle structure, n'importe quel organe de l'ancien régime. Je n'ai donc pas à faire mon mea culpa dès lors que mes convictions étaient sincères et désintéressées. Ces mêmes convictions, je les ai défendues naguère lors d'un débat télévisé (SA3ET HISAB) en tant que Secrétaire général adjoint du Parti El Watan, face au valeureux défunt Chokri Belaïd. Ceci pour vous dire à quel point je suis en phase avec mes idées et conséquent avec moi-même. Si vous êtes dans l'impossibilité de répondre honnêtement à ce que je considère comme une diffamation et une atteinte à ma dignité, vous démontrerez que vous êtes indigne de servir la haute fonction provisoire que vous occupez durablement. Vous aurez confirmé alors le sobriquet de président « Tartour » dont vous a gratifié le peuple tunisien. Aujourd'hui, plus que jamais, j'ai la conscience tranquille. Une exploitation partisane Mais il y a plus. Rédigé par des esprits vindicatifs enclins à de sombres manigances, ce Livre noir est publié, apprend-on, sous le fallacieux prétexte que la « loi sur la justice transitionnelle risque de ne pas voir le jour ». Ne serait-il pas plus efficace et plus judicieux d'ouvrir le dossier de la corruption dans le secteur de l'information ou dans celui de la justice transitionnelle, raison qui a visiblement suscité l'ire du ministre Samir Dilou et sa décision lucide de pourfendre cette dernière initiative? L'on comprend mieux, dès lors, le souci partisan des auteurs du Livre d'instrumentaliser à outrance les archives, qui sont de la compétence des magistrats et d'eux seuls. Ceci n'a pas empêché, bien entendu, Monsieur le Président de tous les Tunisiens, selon la formule de ses partisans les plus zélés, de noircir 12 pages du « Livre noir » pour s'enorgueillir, fort modestement, – comme il sied, – de ses « luttes » contre le système arbitraire de Ben Ali. Tous les esprits lucides et avisés s'accordent pour souligner que ce «Livre noir» est plutôt destiné à intimider, à salir, à diaboliser les adversaires par la multiplication de sarcasmes, de diffamations et de surenchères politiciennes. En crise de légitimité et de crédit, que cherche au juste notre président provisoire ? Qu'est-ce qui le pousse à commettre des bourdes de plus en plus intolérables ? Manifestement, pour lui, tous les moyens sont bons pour faire diversion par rapport à la situation actuelle du pays qui ne cesse de donner des signes d'essoufflement de plus en plus patents. On peut dire que dans notre pays, plus que jamais en déperdition morale et sécuritaire, en proie à une grave déconfiture économique et sociale, tout ce qui pourrait aller mal va mal. La révolution n'avait certes pas voulu cela. Loin de se préoccuper activement des vrais problèmes des Tunisiens, tout le travail entrepris par le président provisoire, Moncef Marzouki, – à la vitesse, il est vrai, d'un escargot fatigué – tend à miner les institutions de l'Etat, basculant ainsi dans le ressentiment et l'animosité. Au lieu de rassembler, de fédérer les Tunisiens autour des mêmes idéaux et des mêmes valeurs, le fameux « Livre noir » se révèle plutôt un accélérateur à même de fragiliser la situation actuelle et de retarder la survenue de la nouvelle Assemblée nationale, « espérée ». S'enfonçant avec espoir dans la « théorie du complot », désormais sans aucune résonance particulière, notre président se dissimule, quant à lui, de plus en plus dans le clair obscur et les faux-fuyants, légitimant le mensonge par-ci, effaçant par-là certaines vérités, par un permanent calcul politique, destiné à le faire durer et perdurer. Comment expliquer sa propension à attiser les passions et titiller ainsi la fibre sensible des Ligues de protection de la révolution, dont les hérauts aussi burlesques que dangereux ont été effrontément reçus au Palais de Carthage ? En somme, ne s'agit-il pas, à longueur de journée, et par la technique du doigt mouillé, de discours populistes dommageables à la communion d'idées et de convictions des Tunisiens, brocardant au passage l'héritage bourguibien, et par ricochet celui de la République? A qui faut-il donner raison ? Au député de la Constituante Tahar Hémila qui exhorte le président potiche à se faire «examiner par un psychiatre» ? Ou à Nicolas Beau, auteur de «La Régente de Carthage» et « Main basse sur la Tunisie » qui avait prédit la chute de Ben Ali, et publie un article tout aussi prémonitoire : « Moncef Marzouki, le toujours provisoire président tunisien, a torpillé sa carrière politique». La Tunisie a besoin plus que jamais d'être dirigée par une personnalité qui ait l'exigence éthique du politique. Comme intellectuel, je demeure convaincu que l'éthique exige qu'on traite comme des fins ce que la politique traite comme des moyens. « Penser la politique, sans penser politiquement », recommandait Bourdieu. La plus haute fonction de l'Etat – même lorsqu'elle est provisoire – ne peut ignorer l'importance non négociable de la dignité humaine. En un temps où l'humanité se fait rare, la construction démocratique se doit de faire émerger la conscience de la citoyenneté. L'homme n'est homme que s'il est citoyen. Etre citoyen hic et nunc, c'est s'intéresser à l'homme dans ce qu'il a de meilleur, dans le respect de ses valeurs, de sa liberté de conscience, en un mot de sa dignité.