Par Amin BEN KHALED Caton l'Ancien repose sereinement dans sa tombe. Non seulement son rêve a été réalisé, à savoir la destruction de Carthage, mais aussi et surtout les Tunisiens ne vont pas célébrer en cette année 2014 la 2800e année de la fondation de l'une des plus prestigieuses villes de l'Antiquité. Car que veut dire Carthage, aujourd'hui, pour nos concitoyens ? Rien. Ou disons, peu. Tout le malheur est là. Caton l'Ancien était un brillant rhéteur doublé d'une ténacité qui avait fait légende. Brillant rhéteur tout d'abord, il finissait toujours ses interventions au Sénat romain par cette phrase : «En outre, je suis d'avis qu'il faut détruire Carthage», et ce, quel que soit le sujet débattu. Tenace ensuite, il avait, dit-on, un esclave qui avait pour mission de le réveiller chaque matin en lui rappelant qu'il faut détruire Carthage. Le sort de Carthage était scellé. Scipion Emilien s'en chargera avec la cruauté des légionnaires romains quelques années plus tard, c'est-à-dire entre 149 et 146 av. J-C. Les historiens sont presque unanimes pour dire que la fondation de la ville de Carthage remonte à l'année 814 av. J-C., c'est-à-dire il y a 2800 ans. C'était une ville prospère, dotée d'institutions stables et équilibrées, qui avait une Constitution admirable selon le témoignage de l'un des fondateurs de la pensée politique (ou de la pensée tout court) : Aristote. Carthage était aussi une ville impériale qui a voulu, (et réussi) à assujettir plusieurs civilisations durant des siècles mais l'impérialisme carthaginois était tempéré par le désir de créer un véritable tissu d'échanges économiques et commerciaux stables et prospères entre les diverses villes méditerranéennes. Car les Carthaginois n'étaient pas des guerriers avides de sang et de conquêtes comme l'étaient les Normands ou les Mongols, ils étaient certes des conquérants, mais ils faisaient sitôt prévaloir la stabilité commerciale sur les conflits hasardeux. Hannibal lui-même en avait souffert. Le Sénat carthaginois ne voyait-il pas d'un mauvais œil la magnanimité spartiate de ce général hors-pair ? C'était sans doute ce pragmatisme outrancier pour l'époque qui était l'une des causes de la chute de Carthage, dans un monde antique où il fallait être jusqu'au-boutiste et tranchant. En cette année 2014, où l'on parle de Constitution, de dialogue, de pragmatisme, de Consensus, de relance économique, il serait opportun de rendre hommage à Carthage, à sa culture et à son esprit à travers des manifestations dignes d'une vraie fête nationale. Cela fera sans doute retourner Caton l'Ancien et son esclave dans leurs tombes mais cela permettra à Alyssa, notre Eve nationale, de reposer enfin en paix après vingt-huit siècles tumultueux.