De notre envoyé spécial à Paris Chokri BEN NESSIR Esplanade Habib-Bourguiba à Paris. Ce carré de verdure avec vue scintillante sur la Seine est un concentré de trésors naturels et de monuments historiques. Samedi dernier, cette bretelle qui s'étend du Pont de l'Alma au Pont des Invalides, très fréquentée par les Parisiens qui adorent se promener à pied le week-end, s'est érigée telle une aquarelle de couleur camaïeu au charme irrésistible, qui a été le théâtre d'une formidable aventure franco-tunisienne qui a permis de mettre en exergue les liens séculaires entre la France et la Tunisie et de sauvegarder une mémoire qu'il nous appartient d'entretenir et d'enrichir dans la finalité de l'amitié, de la dynamique de coopération et de la fécondité des échanges. Mais qui aurait parié sur un jeu de cartes traditionnel pour raviver autour d'une simple activité ludique le souvenir d'une douce Tunisie, qui évoque la tolérance, l'hospitalité, la lumière, les effluves et les saveurs sur lesquels ont été bâties sa réputation et sa légende, et inviter les membres de sa colonie établie en France et ses visiteurs potentiels à découvrir une Tunisie dynamique, multiculturelle, un pays de création, d'innovation, d'invention, un pays qui bouge et de prendre connaissance de ses nombreux atouts naturels et ses paysages variés. Tenez-vous bien, il s'agit en fait du premier championnat de France de Chkobba ! C'est en effet là un coup de maître savamment pensé et organisé par l'association des Tunisiens de France et le magazine des Tunisiens à l'étranger "00 216", qui n'a pas manqué d' offrir de nombreux temps forts, qui ont mis Paris, le temps d'une journée, aux couleurs de la Tunisie et ce au grand bonheur des Parisiens et de l'importante communauté tunisienne établie dans cette ville, en plus des représentants de la société civile tunisienne en France et de quelques officiels. Senteurs de jasmin, saveurs du terroir, mémoire et souvenirs Le concept de cette manifestation est simple. Ressusciter le jeu de société Chkobba, introduit en Tunisie par les migrants napolitains au début du siècle dernier, mais qui a vite volé la vedette aux autres formes de jeu dans notre pays où désormais quelque cent mille cafés et autres lieux de convivialité sont devenus des lieux de rencontres pour des parties aussi spectaculaires qu'interminables. A la maison, c'est aussi un prétexte pour des soirées familiales très animées, ponctuées d'humour et de pointes de rires. En France, "chez les immigrés de la première génération, ce jeu est particulièrement apprécié, il fait néanmoins de plus en plus d'adeptes chez les jeunes qui y voient un retour aux sources", nous confie Samir Bouzidi, initiateur du championnat de France de Chkobba et éditeur du magazine "00216". C'est ainsi que les organisateurs, avec le soutien de la Ville de Paris, ont pu mettre le grappin tout au long d'une journée sur l'une des parties les plus nobles des "Quais de la Seine", pour l'aménager et l'adapter aux besoins de la manifestation. En effet, lieu de mémoire, cet espace de 10.000 mètres carrés de verdure abrite le fameux monument en souvenir de la campagne de Tunisie (1942-1943), grande bataille décisive de la Seconde Guerre mondiale et en hommage aux victimes et disparus de cette campagne, dont notamment des milliers de tirailleurs tunisiens. Battez tambours à nos amours Un monument qui ne laisse pas insensible, Am Chedly Tabboubi, un Algérien né à Paris et qui avait l'habitude de venir se recueillir avec son défunt père, ancien combattant, à la mémoire de ces braves soldats tombés sur le champ de bataille. «Ils sont peu qui se rappellent encore l'hymne "c'est nous les Africains"», siffla-t-il, avant d'en fredonner les airs. En effet, composé d'un seul refrain et de trois couplets, ce chant ne retentit plus depuis la libération de la France. Pourtant, ces paroles d'un auteur inconnu, imbibées de courage, teintées de bravoure, sont à classer au rang des hymnes les plus patriotiques. En effet, l'armée d'Afrique compta 400.000 soldats, dont 173.000 Tunisiens, Marocains, Algériens et Africains qui, de juin 1940 à mai 1945, ont servi dans les troupes coloniales françaises. Ils payèrent pour la libération de la France un lourd tribut puisqu'on estime à 55.000 soldats morts parmi les Tunisiens, Marocains et Algériens, tombés pour le drapeau français. Profitant de cette occasion, Am Chedly avoue n'avoir jamais joué à la chkobba mais qu'il a des amis tunisiens qui adorent s'adonner à ce jeu, surtout au mois de Ramadan. Et il se dirige vers une rangée de tables interminables où des joueurs passionnés sont déjà engagés dans des parties endiablées depuis la matinée. On approche avec empressement les premiers carrés de jeux. Une activité intense couplée au brouhaha des cafés et des appels intermittents des organisateurs règne sur les lieux. Les badauds, les yeux grands écarquillés, regardent d'un air étonné des joueurs en train de battre ou de brasser les cartes avec dextérité et brio… Le rythme ludique On longe les carrés réservés à l'espace compétition aux noms évocateurs tels que le carré Philippe Séguin, Tunisiens de naissance et de cœur, grand homme politique, le carré Francis Borelli, ancien joueur de la sélection tunisienne de football et ex-président du PSG, le carré Antoine Valenza, ancien professeur au Lycée Carnot de Tunis et grand militant associatif, le carré Kalthoum Sarraï ,alias Super Nanny, ou encore le carré dédié à Clément Cacoub, grand architecte tunisien, le carré Paul Sebag, sociologue et grand historien spécialiste de la Tunisie, et bien sûr le carré Georges Adda, grand résistant, homme politique et syndicaliste tunisien. Arrivé à proximité d'une tente atelier de jeux, c'est un charmant animateur qui accueille les visiteurs. Il s'agit de M. Ezzedine Bouzid , titulaire d'un doctorat en jeux du patrimoine et président de l'Association tunisienne de sauvegarde des jeux et sports du patrimoine (Atsjsp) à Tunis, qui affirme qu' au-delà de simples parties de cartes, ce championnat se veut "une invitation à la relecture des rythmes des activités ludiques citadines et rurales de la Tunisie". A l'intérieur de la tente magique, une sorte de Happy land, on retrouve des jeux d'une époque qui semble révolue. D'un passé lointain. Jeux de stratégie très anciens considérés comme étant parmi les jeux sahraouis, les jeux des nomades, ceux des ruraux et des montagnards. "Leur popularité s'explique largement par l'imprégnation des valeurs et des codes propres à ces populations", confie M. Bouzid, tout en continuant à prodiguer ses conseils aux néophytes qui veulent s'initier à ce genre de jeux. Depuis le jeu "El Sig", en passant par "Bouguiaâ", "Khamsa Kaîbat", "Kharbgua", "Dhieb Ennajaâ" en arrivant au jeu "Addi-Kol", c'est dans un univers des passe-temps préférés aux confins interminables qu'on se trouve plongé. A l'extérieur de la tente des passants s'escriment au jeu des billes, des toupies et autres activités ludiques de plein air. Appareils photos en bandoulière, les visiteurs, dont le nombre s'élève à plus de six mille grâce à l'option de l'open-space retenue par les organisateurs, se sont arrêtés à maintes reprises pour immortaliser l'instant par le cliché. L'esplanade a vu de même déambuler des touristes allemands et américains, envoutés par les rythmes et harmonies orientaux. Ce fut une fête foraine authentique et pleine d'émotion, emmenée par un élan spontané et une participation massive où l'espace restauration a été un point focal d'animation culinaire. Thé à la menthe, kémia tunisienne à volonté et des pâtisseries fines (baklawa, kaâk ouarqa, etc.), ont mis l'eau à la bouche becs fins. Ambiance bon enfant La dégustation des sandwichs tunisiens, sandwichs aux merguez et le Lablabi, ce fameux plat populaire tunisien à base de pois chiche, a été une occasion pour redécouvrir les "goûts" et saveurs des mets populaires tunisiens. Les tentes restos ont été immédiatement prises d'assaut par les visiteurs qui en redemandaient. Rappelant ainsi l'ambiance des bousculades bon enfant que connaît le pays pendant la pointe de la ruée au mois de Ramadan sur les étals des commerçants à Bab El Jazira, ou la grande affluence sur le restaurant "Ouel Ebba". Pour agrémenter le tout, des airs nostalgiques de Cheikh Afrit, Ali Riahi, Hédi Jouini, Saliha, Oum Kalthoum ont été diffusés en boucle. Et comme une telle fête s'arrose, la manne céleste n'a pas manqué de lâcher un crachin, incitant ainsi les organisateurs à écourter la cérémonie de remise des prix. Au total, la compétition aura permis à 120 équipes réparties de 4 à 6 (près de 200 joueurs), de se mesurer. Neuf prix entre trophées et cadeaux ont été décernés aux équipes gagnantes. Ce sont des artistes et hommes de culture tunisiens et français qui ont fait l'honneur de remettre ces prix aux lauréats. Selon l' initiateur de ce championnat de France de Chkobba, l'édition 2011 aura un format plus important puisqu'il ambitionne d'en revoir la copie pour l'étendre à tout l'espace européen et de la programmer sur deux jours.