Par Khaled TEBOURBI Comme s'ils s'étaient donné le mot, les médias d'Europe et d'Amérique sont unanimes à saluer le «bel exemple» de la transition démocratique en Tunisie. Le très honorable journal «Le Monde» va jusqu'à qualifier d'«historique» et d'«unique» dans la sphère arabo-musulmane un texte de constitution consacrant de façon «nette et sans bavures» le principe d'équité entre les individus, les sexes et les croyances. Il y a du vrai dans ce concert d'éloges. Le sentiment, néanmoins, est que nos confrères occidentaux vont très vite dans la besogne. Car perçu d'ici, le processus de transition «à la Tunisienne» est, en fait, loin de pouvoir aboutir encore. Le «Dialogue national», quoi qu'on en dise, demeure improbable, traduisant beaucoup plus un rapport de forces en faveur du parti islamiste majoritaire, qu'un véritable consensus au tour d'un futur projet d'Etat. A vrai dire, et en dépit des déclarations optimistes des uns et des autres, on ne sait toujours pas avec exactitude ce que sera le nouveau gouvernement confié à M. Mehdi Jomaa. Sera-t-il réellement indépendant? Pourra-t-il se passer des «services» de quelques ministres «influents» de l'ancienne Troïka? Et à supposer qu'il y parvienne, ce gouvernement aura-t-il la marge de manœuvre suffisante pour mettre complètement en œuvre la feuille de route convenue avec le quartette? Quant au texte de la constitution auquel nos amis de l'Hexagone, tout particulièrement, s'empressent de rendre un hommage définitif, il n'est pas un expert tunisien, pas un observateur objectif et avisé, qui n'en ait déjà relevé les énormes contradictions et les multiples «mines» qui se dissimulent derrière son apparente clarté. On n'ira pas jusqu'à suspecter l'enthousiasme subit, unanime et hâtif de la presse étrangère, d'aller dans le sens d'un «agenda géopolitique occidental». On nous rétorquerait, comme chaque fois, que les révolutions arabes n'ont strictement rien à voir avec la théorie du «complot international». On s'en tiendra seulement à quelques rappels aussi élémentaires qu'utiles. Dont un tout spécialement à l'intention de nos confrères occidentaux : c'est qu'ils jugent de la situation tunisienne de loin, et que s'ils avaient pris la peine de venir observer ici même les réalités de la transition, de vivre de près ce que «la Tunisie révolutionnaire» endure voilà maintenant près de trois années, ils se seraient sûrement montrés moins affirmatifs, surtout bien plus économes de leurs «compliments». On leur rappellera d'abord que pendant que les principaux partis politiques et le quatuor de la société civile vaquent à leur «dialogue» et s'emploient autour d'une table à «forger» un consensus, la mainmise d'Ennahdha et de ses alliés sur les rouages de l'Etat se poursuit inexorablement, des lois partisanes continuent d'être promulguées à l'ANC, la société s'islamise à vue, souvent à son insu, les mouvements jihadistes, bien qu'officiellement interdits, circulent toujours à l'air libre, l'argent coule à flots au profit de nébuleuses associations, armes et contrebandes passent et repassent à travers nos frontières. Pis : on organise, dans un pseudo-secret, le congrès annuel du mouvement des «frères musulmans», et l'on se dit disposé à accorder le droit d'asile aux islamistes fuyant l'Egypte. C'est le tableau réel, palpable et évident de la Tunisie de la transition. Le perdre de vue ou tout bonnement l'occulter au prétexte que quelques articles de la Constitution consacrent le statut égalitaire de la femme, les libertés de conscience ou d'opinion, équivaut à la pire négligence, si ce n'est à une «déformation volontaire» de la vérité. Car il faut bien se poser une question à propos de l'attitude des médias occidentaux : ont-ils aussi pris connaissance de l'intégralité de notre nouvelle Constitution? Le plus probable, hélas, est qu'ils n'y ont «pêché» que ce qui leur convient : de quoi tailler «un cocorico trompeur» à la mesure de la Tunisie qu'ils s'imaginent et visiblement pas d'une Tunisie qui tangue sur le fil du rasoir, et qui a beaucoup plus besoin qu'on lui parle crûment de ses vrais problèmes et de ses vrais dangers, plutôt que d'être couverte d'éloges. Ce serait le meilleur moyen de l'aider a réussir sa révolution.