Par Helal JELALI Souvent, les politologues et les historiens ne prennent pas en compte les paramètres économiques qui permettent aux dictatures de se maintenir à flot. Dans cette période de transition, les affairistes profitent au maximum de l'instabilité politique pour ne pas payer les impôts et les taxes municipales, et accourent souvent chez les gouverneurs pour obtenir des crédits garantis par l'Etat. Le régime déchu a su – grâce au crédit de consommation et aux entreprises – faire taire la classe moyenne et même obtenir les allégeances nécessaires. Mais cela a eu des conséquences plus que catastrophiques sur le secteur bancaire et sur l'inflation. En 20 ans, le dinar tunisien a perdu 50% de sa valeur par rapport à la valeur de l'euro. La dicature de Ben Ali, comme celle de Hosni Moubarak en Egypte, ont permis aux investisseurs locaux et étrangers d'avoir les ouvriers les moins bien payés en comparaison des autres pays de la Méditerranée. Le dernier piège des contre-révolutionnaires est le lancement du débat sur l'identité nationale. Personne dans l'histoire contemporaine n'a remis en question l'identité arabo-musulmane du pays. Averroès, Al Kindi, Avicenne n'avaient pas bénéficié de l'apport gréco-romain, persan et indien pour construire les sciences arabes ? Dans la même veine, nous commençons à entendre des voix qui fustigent même l'enseignement bilingue et biculturel du régime de Habib Bourguiba. Mais ces derniers ignorent-ils que le nombre d'œuvres scientifiques et littéraires traduites en arabe ne dépasse guère celui d'un seul membre de l'Union européenne comme la Grèce ? Certes, l'identité se construit de l'histoire d'un peuple, mais aussi de son présent et de son projet social, culturel et politique. L'identité nationale d'un pays n'est pas une pièce de musée, elle ne peut être que vivante. Les soulèvements du printemps tunisien étaient partis de zones rurales démunies–Sidi Bouzid, Menzel Bouzayane, Thala et Kasserine–où des générations de sans-terre avaient souffert de la pauvreté et du mépris durant des siècles. Peu de responsables politiques évoquent les sans-terre. Et pour cause : les habitants du littoral (le Sahel tunisien) possèdent bien des titres fonciers, des oliveraies, et ils occupent bien les terres qu'ils habitent. Quant aux Tunisois, ils avaient profité des largesses de l'Empire ottoman et de la dynastie husseinite pour conquérir les terres céréalières du nord-ouest du pays. Or, comme par hasard, dans le centre et le sud du pays, les terres les plus fertiles appartiennent à l'Etat. Ce n'est pas une boutade, on, entendu un habitant de la petite localité de Hydra, dans la région de Kasserine, déclarer à une chaîne de télévision arabe, «que l'équilibre économique régional n'a eu lieu que durant l'époque romaine», arguant de la présence des ruines de l'Empire dans toutes les régions du pays. Dans le bassin minier de Redayef, d'où était parti le premier mouvement de contestation en 2008, un mouvement qui avait souffert d'une répression féroce, un habitant déclarait dernièrement : «Cette région est punie, elle l'a été sous Bourguiba, sous Ben Ali, et elle va l'être encore maintenant»...Le désenchantement et le fatalisme sont le venin doux de la contre-révolution. Dans le livre de Mounir Charfi «Les Ministres de Bourguiba» (L'Harmattan), nous avons découvert que pendant les 30 années de règne du père de l'indépendance, 90 % des ministres étaient originaires de sa région natale – le littoral (le Sahel) – et de la région de Tunis d'où était issue sa deuxième épouse Wassila. Mais alors ? Qui est régionaliste, et qui est tribal ? Aujourd'hui, la classe politique n'est pas loin de cette topographie régionaliste. Quand des affrontements entre quartiers éclatent dans les villes du sud, les médias et certains responsables s'empressent de les qualifier d'affrontements tribaux, pour ternir l'image de ces villes. L'exode rural massif vers les villes et l'émigration dans les années 1970 ont eu raison de toute organisation tribale. Dans les débats organisés par la télévision publique, les intervenants ne font que nous réciter les textes de la Constitution française et autres textes des pays occidentaux sur la démocratie, ajoutant même que les écrits d'Alexis de Tocqueville seraient bien dépassés. Certes, l'intention pédagogique est bonne, mais les partis politiques en dehors d'Ennahda se soucient peu du travail sur le terrain, dans les provinces et les villages. La seule personnalité qui s'est déplacée après les évènements sanglants de Metlaoui est un cofondateur du parti islamiste, Abdelkader Mourou . Ennahda occupe tous les non-dits des débats : on en parle très peu mais les partis politiques dans leur majorité attendent de conclure discrètement une alliance avec les islamistes pour pouvoir gouverner le pays après l'élection de l'Assemblée Constituante ; le jeu du chat et de la souris se poursuit de même pour le mouvement islamiste qui courtise discrètement les militants de l'ex-RCD de Ben Ali. Chez les nouveaux leaders politiques, on pratique volontairement la «restriction mentale» – «ketman» en arabe – bien rodée chez les chiites, les sunnites orthodoxes et en Occident chez les jésuites. La «restriction mentale» consiste à tromper les interlocuteurs avec une vérité bien construite mais qui est loin de la réalité des faits et des intentions réelles. Cette doctrine a été dénoncée en Occident par Emmanuel Kant. Tunis est devenu le royaume des arrière-pensées, où d'anciens baâsistes, unionistes et nationalistes arabes vous expliquent que les partisans d'Ennahda sont retournés au pays avec les poches pleines de pétrodollars. Mais quelques rencontres avec des avocats d'affaires permettent très rapidement à l'observateur de constater que les financiers des islamistes sont bien de riches entrepreneurs et commerçants du cru ; parmi eux, certains habitent les quartiers chics d'El-Menzah, ceux -là mêmes qui organisent des sit-in contre les discours politiques, chaque vendredi, dans les mosquées du pays. Néjib Chabbi, le leader du Parti Démocrate Progressiste, voulait «aider le parti islamiste Ennahda à faire son aggiornamento et à accepter le processus démocratique». Mais il a changé de cap. Au mois de juin dernier, il dénonçait le mélange entre la politique et la religion ; les islamistes lui auraient-ils refusé dans l'intervalle une promesse ferme de soutien pour l'élection présidentielle ? Le leader du PDP serait bien inspiré d'écouter un peu plus – comme le fait Ennahda – les Tunisiens qui attendent des réformes profondes afin de préparer l'avenir. Quant au chef du parti , le Congrès Pour la République, Moncef Marzouki, il a déjà franchi le pas, en signant un document avec les islamistes d'Ennahda qu'il qualifie «d'entente pragmatique» et non d'une alliance afin de préserver la révolution. Comme le surnomme la presse tunisienne, «l'homme pressé» serait plutôt hardi, le front commun avec le islamistes lui apporterait, peut-être, un soutien pour la présidentielle, puisque le parti Ennahda a – d'ores et déjà – annoncé qu'il ne présenterait pas de candidat à l'élection présidentielle . La patrie est le leitmotiv de chaque phrase, quant à la réflexion sur la nature de la prochaine République, ce sera peut-être pour demain. Chaque révolution connaît deux phases : d'abord celle de l'émotion, et ensuite celle de la construction politique. Mais le danger vient souvent de la confusion, du mélange des deux phases.