Né en 1936, Gabriel Matzneff est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages entre romans, récits, journaux intimes, poèmes et essais, publiés pour l'essentiel à La Table Ronde et chez Gallimard. Son sixième recueil de textes, intitulé Séraphin, c'est la fin ! a été récompensé par le prix Renaudot de l'essai en 2013. — Si vous le permettez, nous voudrions commencer par la préface du présent volume, dans laquelle non seulement vous rappelez d'emblée les cinq précédents recueils parus entre 1986 et 2008, mais encore vous vous adressez en ces termes à votre éditeur : « Je souhaite qu'après ma mort (ou de mon vivant, si les conditions atmosphériques sont favorables), les textes de ces six livres soient classés par ordre chronologique et publiés en un seul gros volume que l'on pourrait baptiser La Caracole, titre d'une plaquette parue à La Table Ronde en 1969, première mouture du futur Sabre de Didi. Ou, si l'éditeur juge ce titre plus heureux, l'un des titres suivants : Le Sabre de Didi, Le Dîner des mousquetaires, C'est la gloire, Pierre-François ! » Pourquoi ces vœux relevant du testament ? Est-ce dû à l'âge ? Certes, il y a dans ce vœu un je-ne-sais-quoi de testamentaire, mais de telles recommandations à mon éditeur n'ont rien à voir avec l'âge. De très jeunes gens écrivent noir sur blanc leurs dispositions testamentaires et de très vieilles personnes meurent intestats. Evoquer ma mort est pour moi une façon de l'exorciser, d'en éloigner le spectre. Je suis très superstitieux. — Il est vrai que le titre de ce recueil vous ressemble, « Lucifer, écrivez-vous toujours dans la préface, [étant] l'ange qui porte la lumière », mais pourquoi cette référence à L'Aiglon d'Edmond Rostand, ainsi qu'à tant de figures littéraires, philosophiques et politiques, avouons-le tristement, aujourd'hui passées de mode ? Ce titre, Séraphin, c'est la fin !, me semble excellent car il est à la fois sonore, vif, drôle, mélancolique, plaisant et sérieux. Il correspond exactement à l'atmosphère bigarrée qui règne dans ce livre. Edmond Rostand ? Il a écrit deux pièces que j'adore, L'Aiglon et Cyrano de Bergerac. Je les relis souvent, je vais les voir quand elles sont jouées au théâtre, et j'y prends un plaisir toujours renouvelé. Quant au fait de savoir si les auteurs (écrivains, cinéastes, sculpteurs, peintres, compositeurs) que j'aime sont à la mode ou ne le sont pas, c'est le dernier de mes soucis. Je les aime, je les admire, ils font partie de mon univers sensible, esthétique, cela me suffit. — Ecrits entre 1964 et 2012, les textes de ce recueil sont composés d'articles de presse, de conférences, de préfaces, d'évocations et d'hommages. Sur quels critères vous êtes-vous basé pour sélectionner vos propres textes ? Ces textes soit sont entièrement inédits, soit ont paru dans des revues ou des gazettes aujourd'hui absolument introuvables. En les recueillant dans un même volume, je leur donne naissance ou je les ressuscite. Ils forment un tout qui est pour mes jeunes lecteurs et lectrices une absolue nouveauté. En outre, ces pages écrites à des périodes diverses sont animées, vivifiées par une passion unique : celle de la résistance à tout ce qui nous empêche de vivre pleinement notre vie, celle de la liberté. — Dans votre chapitre sur Georges Lapassade, qui était enseignant en Tunisie dans les années 60, vous faites une déclaration d'amour à notre pays, qui a été aussi le vôtre à bien des égards. Pourriez-vous nous en parler davantage ? Comment avez-vous vécu les événements survenus au cours de ces trois dernières années ? De 1966 à 1992, j'ai beaucoup vécu en Tunisie ; j'y ai écrit mes trois premiers romans et plusieurs chapitres de La Diététique de lord Byron. C'est vous dire que je me suis plu dans votre pays et qu'il m'a été propice. J'ai connu la Tunisie de Bourguiba, un homme courageux qui a donné l'indépendance à son pays et s'est toujours battu pour que son peuple atteigne à la plus grande liberté possible. L'après-Bourguiba a été souvent décevant, douloureux — du moins en ce qui regarde les libertés publiques. Puis il y eut successivement les espoirs que fit naître la révolution et la crainte que le peuple ne se fît voler les acquis de ce sursaut libérateur. Aujourd'hui, en ces premières semaines de 2014, il me semble que les Tunisiens et les amis de la Tunisie peuvent être rassurés, rassérénés : votre pays s'engage sur la bonne voie. — Ce que vous soutenez à propos de Kadhafi est moins problématique qu'hétérodoxe au point que l'on est partagé entre une lecture au second degré et une vision paradoxale de l'Histoire. Mais, nous voudrions vous citer plus ou moins longuement, votre style étant des plus élégants : « Kadhafi est mort, dites-vous le 9 janvier 2012 aux élèves de l'Ecole normale supérieure de Paris, mais le Livre vert existe, les exemplaires n'ont pas été tous détruits, et même s'il n'en reste qu'un, le livre peut être réédité. C'est, soit dit par parenthèse, l'unique supériorité de la littérature sur la peinture et la sculpture : lorsque le tableau brûle dans un incendie, quand des fanatiques afghans détruisent à la dynamite de séculaires bouddhas, c'est pour jamais. Au contraire, un livre, une fois publié, est, sauf cataclysme universel, indestructible. Certains très bons livres disparaissent des rayons des librairies pendant vingt ans, cinquante ans, deux cents ans, et soudain ils réapparaissent, revêtus d'une jeunesse nouvelle, tels que le Saint-Esprit dont le grand Irénée de Lyon, l'apôtre des Gaules, noud dit qu'il est semper juvenescens» Est-ce au nom de sa laïcité présumée que le Colonel a droit à un tel hommage de votre part ? C'est ce que vous développez également au sujet de Saddam Hussein au nom de la laïcité. N'est-ce pas étonnant pour l'homme et écrivain féru de culture religieuse que vous êtes ? La Libye était assujettie à l'impérialisme italien, à l'impérialisme anglais. Kadhafi a rendu aux Libyens leur patrie, leur dignité, leur indépendance, comme, naguère, Nasser avait rendu les leurs au peuple égyptien. C'est la raison pour laquelle ces deux grands hommes d'Etat étaient haïs des Américains et de leurs alliés aux yeux desquels les seuls bons Arabes sont les Arabes vassaux et aux ordres. La guerre contre la Libye a été une ignominie française, les guerres contre l'Irak et l'Afghanistan une ignominie américaine. Une ignominie et une catastrophe dont nous n'avons fini, les uns et les autres, de payer le prix. Quant à la laïcité de l'Etat, elle est un bienfait pour tous les citoyens, croyants et incroyants. Franco disait : « En Espagne, on est catholique ou l'on n'est rien. » C'était le langage de la dictature. En démocratie, l'Etat assure à chaque croyant la liberté de pratiquer sa religion, à chaque agnostique celle de s'avouer indifférent aux activités religieuses. C'est cela la laïcité. Comprise ainsi, elle est un synonyme de la paix civile. — «Au bord de l'abîme, je me raccroche au point-virgule», avez-vous écrit il y a plusieurs années, non sans faire écho à cette superbe formule de Cioran, un écrivain qui fut votre ami et que vous considérez comme votre aîné : «Je rêve d'un monde où l'on mourrait pour une virgule». Ecrivez-vous toujours, ou précisément : comment travaillez-vous ? Pourriez-vous nous raconter une journée de votre vie d'écrivain ? Pour écrire, créer, j'ai besoin de solitude, de luminosité, de chaleur. C'est pourquoi, lorsque je sens un nouveau livre – roman ou essai – bouger dans mon cœur et mes tripes comme un enfant dans le ventre de sa mère, je quitte le gris et froid Paris pour m'installer dans un pays du soleil, soit lointain, par exemple les Philippines, soit proche, tel que la Tunisie, le Maroc, la Corse, l'Italie. Dans les pays chauds, les journées commencent tôt et ces longues matinées sont chez moi extrêmement propices au travail, à la création. Le ore del mattino hanno l'oro in bocca, disent les Italiens. Outre cela, Paris est une ville où les continuelles sollicitudes m'invitent à la paresse, à la dispersion. À Paris, je puis dactylographier un manuscrit, le mettre au point, consulter mon Littré pour des corrections de détail, mais créer véritablement, non, je ne le peux pas. À Paris, je traîne, je flâne, je perds mon temps. Si je n'ai mis que deux mois à écrire mon deuxième roman, Nous n'irons plus au Luxembourg, c'est parce que je l'ai écrit entièrement en Tunisie : d'abord à Tozeur, puis à Kairouan et enfin à Carthage. Dans ces trois villes, j'étais délivré de l'agitation parisienne et, vivant tel un moine, dans la seule compagnie des personnages que j'étais en train de créer, je pouvais me consacrer à l'écriture. Chaque artiste a sa propre organisation, ses propres habitudes. J'ai des confrères qui travaillent très bien à Paris et qui, lorsqu'ils le quittent, c'est pour partir en vacances. Moi, c'est le contraire : c'est quand je suis dans ma bonne ville de Paris que je suis en vacances. Entretien conduit par