Par Tahar CHEGROUCHE * La chute de la dictature au lendemain du 14 janvier 2011 a bouleversé les normes et les règles qui régissent le mode de fonctionnement du champ politique tunisien et réglemente la concurrence en son sein. Cette chute a ouvert la voie à la compétition entre les acteurs politiques avec de nouvelles exigences. La structure et la composition des acteurs se trouvent profondément changées, du fait de l'éjection des anciens locataires du champ politique et de l'affluence massive de nouveaux venus. Ce n'est plus l'allégeance au Zaïm ou au Leader qui est retenu comme critère d'avancement dans la hiérarchie politique, mais plutôt la compétence. De même que ce n'est plus la distribution des prébendes aux clients qui motive l'attachement des partisans, mais plutôt le partage des valeurs. La recherche de l'adhésion des gouvernés et l'obtention de leur reconnaissance deviennent les nouvelles exigences de tout travail politique. Persuader et convaincre à travers la rhétorique et au moyen de l'argumentaire se substituent à la coercition comme médiation dans le travail politique de mobilisation et d'organisation. Savoir mener des débats et des discussions sur les questions politiques présuppose l'acquisition d'un ensemble de connaissances philosophiques, juridiques, économiques, historiques...et la maîtrise d'un langage approprié. La réussite dans l'arène politique est subordonnée à une compétence bien spécifique. Celle-ci est directement tributaire du capital culture, atout majeur pour participer au processus politique. Plus la compétence scolaire est élevée, plus les chances d'accéder au champ politique et aux charges étatiques sont les plus élevées. Faut-il encore signaler que la compétence scolaire n'est pas uniquement liée à l'école, mais dépend directement du milieu social d'origine. Plus celui-ci est aisé, plus le capital culturel est important. La maîtrise d'un langage spécifique est liée aux modes de socialisation, en particulier dans les institutions de l'Etat et de la société civile. Le trait distinctif d'une démocratie représentative est qu'elle est une forme de gouvernement basé sur la représentation, c'est-à-dire sur la délégation de la souveraineté des électeurs aux élus supposés être aux faits de la chose publique ; la différenciation sociale étant à la base du principe de la délégation et de la représentation. Il en résulte que la participation au travail politique dans une démocratie représentative demeure l'affaire d'un groupe limité d'individus communément appelé élite qui dispose d'un capital culturel, mais aussi de temps libre. Les nouveaux venus au champ politique tunisien, après son ouverture suite à la chute de la dictature, n'ont pas bénéficié au préalable d'une accumulation de capital politique ni d'acquisition d'une connaissance des modalités de fonctionnement du champ politique. D'où les difficultés qu'ils éprouvent à mobiliser leurs auditeurs et à obtenir leur adhésion et reconnaissance. Ce sont bien les mandants (électeurs) qui distribuent en partie les ressources, les postes, le capital que les acteurs politiques peuvent utiliser à l'intérieur du champ. C'est leur reconnaissance qui devrait leur octroyer de la visibilité (la notoriété) qu'ils convertissent en gratifications et postes dans la hiérarchie du champ politique et les postes des appareils de l'Etat. Les nouveaux venus au champ politique sont essentiellement issus des milieux sociaux démunis, donc très peu propices à l'accumulation du capital culturel. Ils sont, en outre, sans expérience ni compétence politique parce qu'ils n'ont pas occupé des charges élevées dans les appareils de l'Etat, ni participé aux mouvements sociaux, qui eux-mêmes étaient fortement contrôlés. Il est vrai que certains d'entre eux qui se déploient encore aujourd'hui sont des habitués du champ politique. Bien au contraire, certains d'entre eux ont des années de luttes politiques derrière eux. Cependant, ce qui mérite d'être souligné, c'est que ni la structure du champ politique, ni son mode de fonctionnement, ne sont plus identiques à ce qu'ils ont bien connu autrefois sous la dictature. Les méthodes et techniques de travail clandestin auxquelles ils étaient rompus, aussi pertinentes qu'elles étaient sous la dictature, n'ont plus d'efficience dans une démocratie représentative. Pour trouver une place favorable à l'intérieur du champ politique actuel, il faut accroître son propre capital culturel. Une mise à niveau est bien nécessaire. Celle-ci devait être axée sur les techniques de persuasion des citoyens et sur les modalités de «faire croire» (pouvoir symbolique) au moyen des médias. L'analyse de la structure du champ politique tunisien et son mode de fonctionnement sous une démocratie représentative permet de rendre compte des luttes de classement/déclassement au sein du champ politique. Aussi, l'examen des mutations que ce champ a subies suite à son ouverture et l'analyse du capital culturel de ses nouveaux locataires permettent d'expliquer le peu de performances des nouveaux acteurs politiques, mais ces investigations ne rendent compte qu'en partie du phénomène de l'émiettement et de la crise de représentation qui caractérise l'arène politique tunisienne. Le champ politique, entendu à la fois comme champ de forces et comme champ de luttes visant à transformer le rapport de force qui confère à ce champ sa structure à un moment donné, n'est pas un empire fermé sur lui-même. Les effets des nécessités externes qui s'y font sentir à l'intérieur de ce champ, par et à travers les relations qu'il entretient avec les autres champs, en particulier le champ social, permettent d'élucider les phénomènes qui animent ce champ. b- Le champ social: des difficultés à se restructurer. C'est à travers l'analyse des conditions sociales de production de ces phénomènes politiques (prolifération de partis, crise de représentation...) qu'il faut chercher leur intelligence ultime. Le champ politique tunisien porte encore les stigmates de l'ancien système social et leurs effets demeureront encore vivaces pour de longues années. L'on ne peut guère comprendre ce qui se déroule aujourd'hui à l'intérieur de ce champ, sans s'y référer pleinement. L'un des stigmates les plus importants en est la difficulté de la restructuration du champ social lui-même suite à : 1. L'inachèvement de l'émergence de l'individu en tant que donnée sociale et culturelle autonome et libérée des anciennes relations tribales, régionales et confrérisme. La difficulté de la formation d'un espace national homogène susceptible de constituer un cadre d'identification et d'appartenance collective maintient l'individu prisonnier des vestiges des anciennes formes de sociabilité pourtant fortement ébranlées : tribale, régionale, ethnique, confrérisme... De plus, l'adhésion aux nouveaux cadres de sociabilité et d'appartenance (associations, syndicats, partis politiques...) est d'autant plus compromise qu'elle se confond avec l'allégeance à l'Etat qui ne permet pratiquement ni la libre participation ni la libre expression. 2. L'inachèvement de la formation des classes sociales modernes de type capitaliste. Issues du processus de dissolution des anciens rapports de production, ces classes sociales modernes restent embryonnaires et porteuses des empreintes des anciens rapports sociaux de production précapitaliste. La bourgeoisie et la classe ouvrière, classes fondamentales du mode de production capitaliste, se constituent et se reproduisent souvent en s'appuyant sur des formes de solidarité anciennes de type tribal, régional, ethnique, ou même confessionnel. Ces deux «avatars» entravent la formation de la société civile comme espace spécifique pour le regroupement des individus et des classes sociales et interdisent la complète séparation entre l'Etat et la société civile. Ce qui se traduit par : A- Une centralisation excessive des différents pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif) de l'Etat dans le sens de leur confusion, et l'assujettissement des différents appareils qui leur sont afférents à l'exécutif. B- Une prépondérance du rôle coercitif de l'Etat par rapport à son rôle persuasif. Elle s'accompagne d'un dépérissement des formes de représentations populaires, en même temps que de resserrement de la vie associative, politique, syndicale et culturelle. Cette domination de la société civile par la société politique n'a pas seulement pour corollaire le formalisme des institutions et l'absence de participation, elle conduit aussi à la destruction des capacités relationnelles et institutionnelles de la société civile. En effet, en devenant des auxiliaires de l'appareil de l'Etat, les institutions de la société civile perdent toute dynamique propre et cessent par conséquent d'être des lieux où se crée le consentement et s'organise la participation. C'est au cours d'un tel processus que l'Etat «tend à mettre en pièces le tissu social, à faire éclater la société civile en individus sérialisés, défaits de la trame sociale». Cette surétatisation débouche sur: 1. L'atomisation de la société civile et l'isolement des individus les uns des autres, ce qui paralyse l'initiative des forces sociales, et réduit leur capacité d'intervention politique. Aussi, c'est par excès de politisation de la vie sociale que la politique se trouve tuée à la base. 2. La destruction des identités collectives qui accompagne l'atomisation de la société civile engendre à la fois la déculturation des groupes et le déracinement des individus. L'acharnement de l'Etat à s'imposer comme unique cadre d'identification (la nation, c'est l'Etat) à toute la société civile conduit celui-ci à la perte de toute identité. Conclusion L'inachèvement de l'émergence de l'individu et des classes sociales a engendré une excroissance de l'Etat et un effacement de la société civile. Ce processus de structuration estropiée de champ social est à l'origine de la survivance et de la recrudescence des formes infranationales (le tribalisme, le régionalisme, le confrérisme) et supranationales (arabisme et islamisme) d'identification et d'appartenance. Cette structuration estropiée du champ social qui façonne les représentations sociales et politiques et commande les stratégies particulières auxquelles recourent les groupes sociaux dans leur action collective, rend le morcellement du champ politique inexorable. En examinant de près, la composition des directions nationales de la majorité des partis politiques, on est bien frappé par la forte empreinte de leur caractère souvent régionaliste, voire tribale. La fragmentation du champ social se prolonge et se perpétue dans le champ politique. La prolifération des partis politiques, qui exprime une crise de représentation, apparaît comme une forme de prise de conscience de la dépossession du peuple par quelques élites spécialisées. Dans ce sens, l'absentéisme lors du scrutin et le désintérêt des affaires publiques révèlent d'une certaine manière une révolte sourde contre une coterie et d'« oligarchie » usurpatrice de l'action politique. La démocratie représentative a partout montré ses limites. Il faudrait savoir la dépasser pour construire une démocratie participative, qui devra redonner au peuple, si ce n'est la parole, tout au moins la confiance en ses représentants. C'est pourquoi la crise de la représentation appelle l'invention démocratique. * (Directeur de l'Institut maghrébin des études stratégiques) *Ce texte a été présenté au Colloque organisé par l'Association Kolna Tounes sur «Résonance entre projets politiques et réalités sociologiques» qui s'est tenu à la Bibliothèque nationale de Tunis le 30/11/ 2013. Que les animateurs de cette association trouvent ici l'expression de ma sincère gratitude, en particulier la présidente, Mme Emna Menif.