S'il ne le savait pas déjà, Mehdi Jomâa en est forcément conscient, désormais. En politique, les délais de grâce sont très courts. Et le sien se vaporise déjà en une poignée de semaines. La rencontre, avant-hier, entre le chef du gouvernement et les représentants de plus de quinze partis politiques de la place est significative. Déjà, les premières craquelures dans l'édifice sont apparues à la faveur de l'actualité, plus ou moins brûlante, de la semaine écoulée. Résumons. Le gouvernement Jomâa a été mandaté et investi en vertu de la fameuse feuille de route. Celle-ci porte sur plusieurs urgences fondamentales. Passe encore pour la promulgation de la nouvelle Constitution. Le processus traînait depuis des années. Mais il y a également la révision des centaines — voire des milliers — de nominations partisanes à la tête de l'administration. En plus de la dissolution desdites ligues de protection de la révolution (LPR), qui se chiffrent à 182 ligues. Avec la nouvelle loi électorale, ce sont les préalables obligés de la tenue des prochaines élections législatives et présidentielle. Les premières passes d'armes sérieuses ont vu le jour au cours de la semaine écoulée. L'arrestation de Imed Dghij, un des principaux dirigeants des LPR, a valu la mobilisation de près de trente constituants de la Troïka gouvernementale sortante. Ils se sont rendus en toute hâte au ministère de l'Intérieur et ont demandé des explications au ministre. En attendant de vouloir l'auditionner à l'Assemblée constituante. Ils lui ont même intimé l'ordre d'abréger la garde à vue. Ce qu'il leur aurait promis ! Idem des nominations dans tel ou tel ministère de souveraineté. Les constituants, pro-Troïka sortante, semblent exaspérés. Et l'ont fait savoir aux ministres et aux médias. Sur les deux registres, la tâche de Mehdi Jomâa ne semble guère aisée. Il sait qu'il va falloir slalomer entre les stipulations expresses de la feuille de route et les pressions sourdes et tenaces de la Troïka sortante. Et de ses alliés et apparentés. En recevant les représentants des principaux partis de la place, Mehdi Jomâa s'avise, d'une certaine manière, de les prendre à témoin. A défaut d'union sacrée, il a besoin d'un large consensus. Et ce n'est guère donné. La Troïka sortante ne lâche pas prise. Elle veut régner encore tout en ne gouvernant pas. Elle tient à ses privilèges mordicus. Et n'hésitera pas à les défendre bec et ongles. Ses nominations, soigneusement opérées à la tête et dans les rouages d'administrations névralgiques, ne sont point fortuites. Elles ont été faites en vertu d'un plan de déploiement qui s'apparente à une guerre de position. Ou de positionnement. Les échéances électorales imprègnent l'esprit et les détails des nominations. Deux autres éléments entrent en ligne de compte. D'un côté, la recherche de nouveaux alliés. L'establishment et l'opposition, qui ont sévi tout au long des deux gouvernements de la Troïka, ne sont plus de mise comme avant. Certes, il y a toujours le Front du salut et l'alliance hypothétique, ou réelle, entre le Front populaire et l'Union pour la Tunisie. Mais ce dernier regroupement n'est plus le même. Certaines de ses composantes sont adroitement courtisées par le mouvement Ennahdha. Et elles semblent prêtes à céder à ses chants de sirène. Ennahdha ne comptera certainement plus sur Ettakatol et le CPR, lors des prochaines échéances. Elle bat la campagne en vue de nouvelles alliances. Et le pèlerinage du côté de Montplaisir en séduit plus d'un. D'un autre côté, le bloc des droites religieuses et maximalistes semble déterminé à faire des salafistes de tout poil une réserve de recrues, de sympathisants, d'électeurs. Voire de troupes de choc. C'est pourquoi la bataille en vue de la dissolution des LPR est déjà en butte à des réticences, tant d'Ennahdha que des formations à sa droite. Mehdi Jomâa est prévenu. Son challenge n'est pas gagné d'avance. Déjà, les nominations des nouveaux gouverneurs font grincer bien des dents. Le palais de Carthage et l'ancien sérail agissent en termes électoralistes non déguisés. Le gouvernement, appelé à organiser les préalables des prochaines élections, est sur le fil du rasoir. Emmanuel Levinas considérait la politique comme l'art de prévoir et de gagner la guerre par tous les moyens. Et il ajoutait que la politique s'oppose à la morale, comme la philosophie à la naïveté. C'est toujours bon de se le rappeler.