Par Abdelhamid GMATI A quoi jouent les magistrats et les avocats ? Malgré les appels au dialogue et à la réconciliation, les uns et les autres jouent à l'escalade, aggravant la situation : chaque groupe rejette sur l'autre la responsabilité de la crise, s'invectivant sur les médias et s'amusant à des grèves à répétition. Résultat : une situation unique dans l'histoire et indigne de l'institution judiciaire. Le citoyen est ainsi en droit de s'interroger sur la fiabilité de sa Justice, sur l'inconscience et l'absence de responsabilité des uns et des autres. Tout a commencé, il y a deux semaines, avec l'arrestation d'une avocate accusée «d'escroquerie» par une cliente. Pour les avocats, le juge d'instruction chargé de l'affaire a violé la loi et l'ont agressé verbalement, alors que pour les magistrats tout s'est déroulé selon les normes. Une affaire qui aurait pu se régler pacifiquement en ayant recours à la loi. Les avocats, jouant la solidarité professionnelle, ont jugé bon de se faire justice eux-mêmes alors qu'il existe des procédures légales pour corriger le problème, si problème il y a, et de sanctionner le juge d'instruction, s'il a commis une faute. Ils donnent l'impression que, pour eux, un avocat ne doit pas être soumis à la justice et qu'il ne peut être jugé que par sa corporation. Les juges ont joué le même jeu de la solidarité professionnelle et ont voulu «punir» les avocats. D'où l'escalade, les grèves des uns suivies par les grèves des autres, l'intérêt du citoyen et la fiabilité de la justice totalement ignorés. Pourtant, il y a eu un précédent, en mai dernier, l'Ordre national des avocats avait décidé d'observer une grève dans tous les tribunaux du pays pour répondre aux décisions et revendications du syndicat des magistrats, suite à des agressions verbales et diffamatoires perpétrées par des avocats contre les juges du Tribunal de première instance de Béja. Mais très vite, la crise a été résorbée par le dialogue entre les protagonistes. C'est dire qu'avocats et magistrats ont démontré, à plusieurs reprises, leur sens des responsabilités et ont été souvent solidaires. Ainsi, et le président de l'Observatoire tunisien de l'indépendance de la magistrature l'a rappelé récemment, en 2005, les deux corps se sont alliés pour protester et dénoncer l'arrestation et la condamnation d'un avocat accusé d'avoir publié sur Internet deux articles critiquant le pouvoir dictatorial en place. Plus récemment, le 15 janvier dernier, magistrats et avocats se sont retrouvés côte à côte, au Bardo, pour revendiquer l'indépendance de la justice et dénoncer le chapitre relatif au pouvoir judiciaire dans le projet de la Constitution. «La justice est la base de toute civilisation» et «il n'y a point encore de liberté, si la puissance de juger n'est pas séparée du législatif et de l'exécutif», scandaient-ils à l'unisson. Le 7 février 2013, magistrats et avocats tunisiens s'étaient mis en grève après le meurtre de l'opposant Chokri Belaïd, lui-même avocat, criant leur colère contre des tentatives de mainmise du pouvoir dirigé par les islamistes d'Ennahdha. «Le secteur judiciaire vit un malaise profond. Depuis la révolution du 14 janvier 2011, le pouvoir fait l'impasse sur les réformes nécessaires pour garantir l'indépendance de la justice», expliquait l'avocat et militant des droits de l'Homme Mokhtar Trifi. Et d'accuser l'ancien gouvernement dominé par le parti islamiste Ennahdha de «vouloir domestiquer la justice, l'instrumentaliser», comme au temps du président déchu; l'indépendance de la magistrature apparaît comme un mirage». Alors, pourquoi toute cette escalade entre deux corps de métiers qui se sont montrés solidaires et conscients qu'ils sont intimement concernés et liés par l'établissement d'une justice indépendante ? «Il y a beaucoup de manipulation. Certains partis politiques ont intérêt à susciter une scission dans les rangs des deux parties», estiment plusieurs avocats et plusieurs magistrats. Certes, les uns et les autres ont le droit, comme tous les citoyens, d'avoir leurs propres idées politiques, mais cela ne doit certainement pas interférer sur l'exercice de leur profession. Et l'escalade est provoquée par des associations et des syndicats des deux corps de métiers. «Nous sommes dépassés par nos bases», soulignent certains. Mais alors à quoi servent ces élus s'ils ne sont pas capables de servir le bien public en même temps que ceux de leur profession ? Une seule explication : on est tombé dans le corporatisme. On sait que le corporatisme pratiqué par des organisations, visant la défense exclusive d'intérêts propres à ces groupes, peut être considéré comme un dévoiement de la démocratie. Alors, adieu la démocratie. Et lorsque cela concerne l'appareil judiciaire, cela devient grave et inquiétant. Il est temps d'arrêter les dégâts, comme le clame un magistrat du Tribunal administratif. Et il est temps d'écouter ce que dit l'Observatoire tunisien de l'indépendance de la magistrature qui «rejette tous les dépassements qui visent à aggraver les différends entre les magistrats et les avocats et tous les comportements contraires à l'éthique pouvant porter atteinte à la réputation du corps de la magistrature». Et il appelle «les magistrats et les avocats à chercher les raisons de ces différends, et à commencer à réfléchir sérieusement à remédier à la source du conflit, et que chaque partie reconnaisse l'indépendance et les libertés revenant à l'autre dans le cadre de la loi... Les deux camps doivent entretenir des relations cordiales, basées sur le professionnalisme et les liens humains qui attachent le barreau à la magistrature et à ériger des mécanismes chargés de résoudre les litiges». Sinon, il n'y aura que des perdants et une justice très peu fiable. Indigne de la révolution.