Par Abdelhamid Gmati Le califat islamique serait-il établi en Syrie ? Pas pour l'instant, mais en décembre dernier, une photographie était partagée sur Twitter montrant les plaques d'immatriculation d'une voiture en Syrie émises par « Le Califat, province d'Eccham ». Ce n'est un secret pour personne, les jihadistes, toutes ramifications confondues (Frères musulmans, Al Qaïda et autres islamistes), ont pour objectif d'établir le califat sur tout le monde musulman. La démarche est la même : détruire les Etats existants, abolir les frontières, puis les réunir sous la bannière du califat. Les uns prônent la violence, par le terrorisme, d'autres, plus subtils, veulent y parvenir par la politique, jouant le jeu de la démocratie pour imposer ensuite la charia puis le califat. Chez nous, les islamistes ont clamé cet objectif dès le début. Le plus virulent et le plus constant dans cette démarche est le Hizb Ettahrir. Son porte-parole, Ridha Belhaj, ne cesse de le répéter à chacune de ses interventions. Pour lui, le califat serait un « devoir religieux » et non une option. Selon lui, le calife doit être « un homme musulman libre et adulte ». Les femmes, bien entendu, ne peuvent y prétendre mais elles peuvent aspirer à un siége au « majless achoura ». Il faudrait aussi réviser les frontières «dont les limites ont été imposées par le colonialisme » et qui « doivent être agrandies vers le reste du monde musulman afin de créer une union qui partage ses terres et ses richesses ». Le président d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, déclarait le 2 août 2011 à une chaîne de télévision égyptienne que « le califat est notre objectif ultime », remettant en cause tous les acquis de la République depuis sa naissance le 25 juillet 1957, insultant ceux qui y ont travaillé et affirmant que « la prochaine Constitution sera islamique ». Au lendemain de la proclamation des résultats des élections d'octobre 2011, le nahdhaoui Hamadi Jebali, qui n'était alors que candidat au poste de Premier ministre, clamait dans un meeting à Sousse : « Mes frères, vous vivez un moment historique, un moment divin, une nouvelle étape civilisationnelle dans un nouvel Etat si Dieu le veut, dans un sixième califat Inch Allah... » . Depuis, l'un et l'autre n'en parlent plus publiquement mais ont-ils réellement enterré leur principal objectif ? Bref rappel : le califat a été institué après la mort du Prophète Mohamed. Le Coran n'a institué ni calife ni califat : le califat est, donc, une institution humaine. Pendant les derniers jours de sa vie, lors de sa maladie, le Prophète a désigné Abou Bakr comme imam, c'est-à-dire « guide de la prière », et n'a jamais dit, ou fait allusion, à une quelconque fonction politique de chef d'Etat. Durant trois siècles (du 7e au 10e), il y a eu 39 califes (4 rachidoun, 14 omeyyades et 21 abbassides), qui ont gouverné durant 308 ans. Durant ces califats, le règne dure en moyenne 7,9 ans. Treize des 39 califes décèdent de mort violente ou suspecte, c'est-à-dire qu'un calife a une « chance » sur trois de mourir assassiné. Le calife détient tous les pouvoirs et a droit de vie et de mort sur la « raya » (on ne parle pas de peuple), ses sujets. Il s'entoure de courtisans. Ces maîtres gouvernent et ne travaillent pas, le travail manuel étant, dans la mentalité bédouine arabe, l'apanage des esclaves, les autres musulmans (non arabes ou non sunnites) sont des sujets de seconde zone. Le 3e Califat, celui des Abbassides (750-1258), se met en place et prend pour capitale Bagdad. C'est ce calife, Abû Al-Abbâs As Saffah, extrêmement brutal et sanguinaire, qui a créé le drapeau noir, emblème des islamistes radicaux d'aujourd'hui. Omar Ibn Abdelaziz, cinquième calife « bien guidé », auquel faisait allusion Hamadi Jebali, a régné à Damas au 8e siècle, et s'est distingué par sa volonté d'appliquer la charia dans toute sa rigueur. La perle de l'Orient, comme on appelait alors Damas, était une cité brillante et joyeuse : le calife fit fermer les débits de boissons et son zèle de serviteur de Dieu le conduisit à sévir même contre les hammams qui faisaient alors la célébrité de la ville. Les bains publics, véritable bénédiction hygiénique et esthétique en ces temps lointains, constituaient, selon lui, des lieux de perdition. Le titre de calife est finalement « accaparé » par l'Ottoman Selim Ier, lorsqu'il conquiert les terres arabes. C'est le seul califat non arabe. Le califat ottoman a perpétué, lui aussi, une tradition barbare, le fratricide, inaugurée par le sultan Bayezid 1er. Dès son arrivée au pouvoir, Bayezid fit étrangler avec une corde d'arc son frère cadet Yaakoûb. Depuis lors, l'assassinat fratricide devient la règle de succession dans le sérail ottoman. Si l'un des fils du calife veut succéder à son père, il devait commencer par éliminer tous ses frères, et si nécessaire, les autres mâles de la famille (oncles, cousins, etc.). Le feuilleton turc Harim Es Sultan, suivi actuellement par les téléspectateurs tunisiens, donne une bonne image de ce qu'était la vie sous un sultan, fût-il appelé le « magnifique ». En fait, le califat est un système impérial, absolutiste, véritable exploitation de l'homme par l'homme. Nos islamistes, qui rêvent de la restauration de ce système, s'y voient en maîtres. Mais imaginons qu'ils ne soient ni califes, ni notables, ni membres de la cour mais simplement membres de la « raya », des sujets, des esclaves. Que diraient-ils si dans ce califat dont ils rêvent Béji Caïd Essebsi devenait le calife et Hamma Hammami le grand vizir ?