Par Mohamed Naceur ABBASSI Contrairement au Prophète-roi David et son non moins fameux fils, le Prophète-roi Salomon, le Prophète Mohamed instaura à Médine en 622 après Jésus-Christ, soit quinze siècles plus tard, un Etat prophétique dont l'idéologie est d'essence monothéiste abrahamique, alors que la forme de gouvernance, avant-gardiste pour l'époque, dénonçant toute oppression du pouvoir, fit du gouvernant l'obligé du gouverné, l'allié de ceux qui subissent l'injustice ici-bas et le garant de la sécurité des biens et des personnes de la communauté. A la mort du Prophète en 632, Abou Bakr, son compagnon des temps difficiles et son gendre, fut choisi par les sages de la communauté comme calife du Prophète, soit son successeur en français. Cela sous-entendait la continuité de la gouvernance prophétique. Gardien des directives de son compagnon et maître, le calife Abou Bakr était d'une humilité légendaire, il aidait même les vieilles veuves à traire leurs brebis, jusqu'au jour où une fillette, en lui ouvrant la porte de son domicile, se vit interpeller de l'intérieur quant à l'identité du visiteur : «C'est le Monsieur qui trait les brebis», déclara-t-elle avec innocence. Il eut à mater la rébellion des nouveaux convertis qui refusaient de payer la «zakat» à Omar Ibn Al Khattab, qui lui rappelait que l'on doit éviter de tuer des musulmans. Il aurait répondu : «Un vrai musulman doit respecter les cinq piliers de l'Islam et la zakat fait partie de ces piliers». Alors que l'Etat islamique naissant à Médine était menacé de danger de mort par la rébellion, le premier calife du Prophète accompagna à pied Oussama, le jeune chef d'armée âgé uniquement de vingt-quatre ans mais désigné par le Prophète lui-même pour conquérir le Cham. Par respect pour son âge et son rang, le chef d'armée pria le calife de prendre sa propre monture. La réponse vint cinglante du successeur du Prophète : «Veux-tu me priver du jihad pour ce petit parcours d'adieu, jeune homme». Tacticien de haute voltige, Abou Bakr trompa ainsi les rebelles en envoyant l'armée conquérir le Cham, alors que Médine était sans défense, faisant naître chez les opposants la crainte d'un Etat aussi puissant. A Fatma, la fille du Prophète, venue réclamer le prix d'un lopin de terre qu'aurait possédé son père afin de subvenir aux besoins de sa famille, Abou Bakr aurait dit : «J'ai entendu le Prophète dire on n'hérite pas des Prophètes», et il refusa tout court sa doléance. A sa mort en 634, l'Arabie entière était soumise à l'Islam, ce fut le premier califat. Détenteur du pouvoir en 634, Omar Ibn Al Khattab, compagnon et gendre du Prophète, eut à résoudre à l'extérieur de l'Arabie la proximité des provinces perses et byzantines qui l'encerclaient. Il ne trouva d'autres solutions que de repousser leurs frontières de peur qu'elles se chargent elles-mêmes de la fatale annexion du nouvel Etat, et ce fut le monothéisme conquérant que dictait la loi de survie. A la fin de son califat en 644 par un odieux assassinat, les guerriers arabo-musulmans campaient aux portes de l'Ifriqiya (Tunisie) à l'ouest, aux contreforts de l'Anatolie et du Caucase au nord et sur les rives de l'Indus à l'est. A l'intérieur, Omar Ibn Al Khattab fut le précurseur d'un ordre politique qui perpétua les directives de l'Etat instauré par le Prophète qui fit du gouvernant l'obligé des gouvernés. Il défia la folie de grandeur en portant des habits rapés tout en veillant scrupuleusement aux deniers publics. Les histoires sont nombreuses pour illustrer le penchant humain de cet illustre calife qui fut en même temps un grand conquérant, et ce fut le deuxième et dernier califat prophétique. A propos de penchant hu-main, Omar avait l'habitude de se promener dans les souks de Médine, il lui est arrivé de remarquer un jour un troupeau de dromadaires de très belle prestance, demandant à qui appartient le beau troupeau, il se vit répondre : «C'est le troupeau de Abdallah Ibn Omar». Sitôt retourné à son domicile, il fit venir son fils et le gronda : «Ton troupeau de dromadaires est le meilleur parce que tu es le fils de l'Emir, il broute là où il veut, il se désaltère avant les autres. Je t'ordonne de vendre ton troupeau, garde ton capital initial et verse le reste aux caisses de l'Etat», tel était Omar le Magnifique. Avec l'avènement du troisième calife Othman Ibn Affan, le califat prophétique glissa un tant soit peu vers le califat impérial, car de gouvernés uniquement arabes, l'umma est devenue une multitude de peuples — Mésopotamiens, Assyriens, Perses, Byzantins, Berbères et Africains — qui véhiculèrent leurs us et coutumes au sein de la communauté islamique devenue depuis universelle. Le nouveau calife, compagnon, cousin par sa mère et gendre du Prophète, premier pourvoyeur des premières levées des armées islamiques, mit à la disposition du Prophète 231 kilogrammes d'or à cet effet. Issus de la branche omeyyade des Qoraïchites, rivale anté-islamique des Hachemites, les Omeyyades représentaient cette classe de commerçants et grands caravaniers que l'expansion du nouvel empire desservait et enrichissait. Cela alimenta la discorde avec l'aile rigoriste des Hachemites, parents proches du Prophète. Accusé de népotisme, le troisième calife arbitra avec dextérité les deux tendances rivales qoraïchites. Il collecta les diverses copies du Coran, en garda l'authentique et supprima le reste, barrant ainsi la route aux textes apocryphes. Octogénaire, il aurait dit aux chefs des armées qui le priaient d'intervenir pour le protéger des comploteurs durant les émeutes d'avant son assassinat : «Je ne serai pas le premier calife à encourager les musulmans à s'entretuer». Assassiné en 656 il laissa au terme de douze années de gouvernance un Empire aussi vaste que celui d'Alexandre et Gensiskhan réunis, riche et prospère où la solidarité entre croyants n'est pas un vain mot. Ce fut le troisième califat, impérial il le fut certes, mais il ne perdit pas pour autant cette aura du divin, que lui aurait inculqué de toutes ses forces le compagnon du Prophète. Compagnon dès son plus jeune âge, cousin et gendre du Prophète, Ali Ibn Abi Taleb succéda à Othman en tant que quatrième calife. Retour à l'Etat rigoriste, allié des faibles, il perpétua les directives du Prophète à la lettre dans tous les domaines, mais le feu couvait déjà sous les cendres et le calife superbe paya de sa vie le retour à la pendule ommeyade. Il fut assassiné en 661 et ce fut le quatrième califat. Ces quatre illustres califats furent appelés communément sous le nom de califats exemplaires ou El Kalifat Errachida. Après l'assassinat du calife, Mouaouia, chef de file des Omeyyades, s'empara du pouvoir et fit de la fonction de calife une royauté qui se transmet de père en fils dans le clan des Omeyyades jusqu'à l'avènement de Omar Ibn Abdelaziz - 717.720. Comme huitième calife de cette dynastie, ce dernier renoua avec les califes exemplaires tant dans sa vie privée que dans sa pratique du pouvoir. On raconte que dans son lit de mort, son beau-frère venu le visiter remarqua le mauvais état de la chemise du prince et fit la remarque dans le sens voulu à l'épouse du calife, sa sœur, qui ne trouvera rien à dire à son frère que «mon frère ne possède pas d'autres chemises». Comme on est loin de l'ère du sombre despote et sa non moins triste épouse qui spolièrent notre pays jusqu'à la moelle. Tolérant, Omar Ibn Abdelaziz ordonna la destruction d'un pavillon d'une célèbre mosquée de Damas que les musulmans prirent de force à leurs concitoyens chrétiens. Il fallut toute la diplomatie des ulémas et du clergé chrétien de Damas réunis pour l'en dissuader. Et dire que l'on se targue au 21e siècle, soit treize siècles plus tard, de tuer des mécréants. M. Hamadi Jebali, secrétaire général du Mouvement Ennahdha, au cours d'une réunion des militants de son Mouvement à Sousse, exaltant le travail, la droiture et la tolérance, promit à la foule enthousiaste, au sens étymologique du mot, qui l'écoutait une ère d'effort, de paix et de tolérance qui fera de la gouvernance en Tunisie une sixième ère digne des cinq successeurs exemplaires du Prophète qui ont marqué du sceau de la sainteté les trente trois années de leur exercice du pouvoir. Qu'il en soit remercié d'avance et que soit enterrée pour toujours la gouvernance arbitraire.