Par Daniel DELVERT* «Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse» L'examen des propositions de loi électorale devant permettre la tenue d'élections législatives et présidentielle est en cours. Ces élections, passage essentiel et important après l'adoption de la Constitution, devraient parachever ce que beaucoup nomment «le processus de transition démocratique», déclenché par la révolution de début 2011. Mais comment ne pas réfléchir sur ce «processus de transition démocratique» ? Sans revenir sur le contenu de la Constitution, abordons son mode d'adoption. La Constitution a été adoptée uniquement par l'Assemblée Constituante. La Constitution tunisienne n'aura pas été confortée par un référendum, le vote du peuple a été écarté... Pourtant, dans le monde actuel, la ratification d'une Constitution et même des modifications dans une Constitution existante sont soumises généralement à référendum. Selon des sources fiables, actuellement plus de la moitié des pays ont procédé à tel référendum pour l'approbation de leur Constitution et dans l'histoire récente des 10 dernières années, la proportion de ratification populaire par voie référendaire augmente considérablement. C'est le cas des pays où la démocratie s'est installée ou s'est transformée depuis peu : Egypte, Irak, Syrie, Turquie, Maroc, Zimbabwe, Sénégal, Philippines, Ukraine, Kenya, Burundi, Niger, etc... En Tunisie, le député Moncef Marzouki en décembre 2011 avait proposé de soumettre à référendum la nouvelle Constitution, mais son projet n'aura recueilli que 9 votes, alors que le CPR à lui seul pesait alors 29 sièges. Il déclarait pourtant qu'un tel projet était «susceptible de raviver le sentiment de participation à la reconstruction de la Tunisie chez le peuple tunisien». Ce vote pèse très lourdement dans la vision qu'on doit avoir de l'ANC. Plus encore, en juin 2013, en visite à Bruxelles, face aux autorités européennes, le Chef du gouvernement Ali Laârayedh avait fait connaître sa préférence pour l'adoption du projet de Constitution à la majorité des deux tiers afin «d'éviter un référendum» qui «pourrait entraver le processus de transition en Tunisie». Pourquoi revenir sur une telle situation qui pourrait être considérée comme un non-événement puisque la Constitution a été approuvée et que le peuple tunisien semble l'avoir acceptée et plus encore semble avoir accepté de ne pas avoir été consulté via référendum ? Ce rappel est pour signaler que les mêmes causes produisent les mêmes effets. La loi électorale, élément essentiel et final conduisant aux élections, semble se dégager en «petit comité», au sein de l'ANC, même si l'avant-projet fait référence à la participation de nombreux spécialistes ou experts. Et pourtant, l'implication de la loi électorale est directe sur les résultats d'une élection. Et pourtant la loi électorale est l'outil de l'électeur et devrait permettre de désigner des élus représentants fidèles du vote de l'électeur. Mais l'ANC semble ne pas envisager d'associer l'électeur à l'adoption de la loi électorale... Avant peu, dans les jours qui viennent, normalement avant fin mars, la loi électorale devrait être adoptée. Les quelque 167 articles se discuteront entre les élus ? Quels Tunisiens se sentiront concertés par cette nouvelle loi électorale ? L'ANC, suite à l'élection d'octobre 2011, soucieuse d'elle-même,(rien que d'elle-même diront certains), s'était taillée une petite Constitution sur mesure, sans délai pour rédiger la Constitution, sans réel terme à son mandat. Au-delà de la critique primaire sur de telles pratiques, il est important de chercher à comprendre ce qui peut motiver cette position et ses conséquences sur le ressenti des citoyens. Un concept tombe : Le pouvoir représentatif est roi. S'appuyant sur un schéma généralisé dans tous les pays dits démocrates, les députés tunisiens ont été élus démocratiquement par des citoyens et ces députés sont donc leurs représentants, ils ont mandat d'exercer le pouvoir en leur nom et en leur place. Ils sont le peuple ! Dans un tel système, l'élu est vu comme libre de ses décisions, il sera sanctionné positivement ou négativement par les électeurs lors des prochaines élections. Sauf que les premières déviations existent car l'ANC ne se fixe pas de délai à la rédaction de la Constitution, on ne fixe pas de terme au mandat des élus de l'ANC, on ne programme aucune date pour des élections... Et cet écrit se lancerait dans un débat sur les limites de la démocratie représentative ? On reprocherait à ces élus d'oublier leur programme et le sens des votes de leurs électeurs pour glisser vers des lois où les intérêts des élus ne vont pas coïncider nécessairement avec l'intérêt général. Ils ne défendraient que les intérêts de leurs électeurs. Mais en traitant une fois encore des insuffisances de la démocratie représentative, on pourrait rétorquer que ces situations existent dans tous les pays, car de la même façon que «la démocratie, selon Churchill, est le pire des régimes à l'exception de tous les autres», la démocratie représentative est jugée plus viable que la démocratie directe qui ne semble qu'une belle utopie. - Sauf que la plupart des gouvernances actuelles recherchent des évolutions dans la vie démocratique comme la démocratie participative ou la démocratie délibérative. - Sauf que la tendance de l'ANC tunisienne est de s'engouffrer dans une direction inverse qui s'identifie à une démocratie représentative très conservatrice voire régressive. C'est là le particularisme de la Tunisie ! Et à trop jouer de la représentativité, on peut tuer la représentativité. - A trop s'approprier, pour elle seule, la légitimité du peuple, à ne pas se fixer de terme à son mandat, l'ANC a sans doute créé une distorsion entre «le pouvoir légal» et «le pouvoir légitime», entre «le pays légal» et «le pays réel»... - A trop craindre le référendum pour ratifier la Constitution, la Constitution dans ses écrits et dans son esprit ne sera sans doute jamais une Constitution consensuelle et rassembleuse. Et la contamination risque de s'étendre aux futures élections : - A trop vouloir créer une loi électorale sans lancer une campagne d'explication et de consultation, les fondements d'une telle loi, qui est de mobiliser les électeurs vers le vote, pourraient se retourner en une démobilisation, vers l'indifférence, vers une forte abstention. Une abstention qui s'alimentera sur le peu de concertation dans l'adoption de la loi électorale et plus globalement sur le peu de cas prêté aux expressions politiques des Tunisiens. Une abstention qui s'ajoutera à de nombreuses autres sources d'abstention. Alors ? Ce fameux «processus de transition démocratique» est-il vraiment en marche ? Est-il permis d'entendre, de répercuter les commentaires de certains opposants disant qu'on est passé d'une dictature autoritaire à une démocratie représentative autoritaire ? Que penser de l'établissement d'une loi électorale qui risque de distancier l'électeur de l'élection ? Cette accumulation d'excès dans le pouvoir représentatif, cette mise à l'écart de la participation et même de la consultation de l'électeur pourraient bien provoquer sa réaction inattendue lors des élections. Et de la loi électorale, nous n'avons pas même encore débattu de son contenu ! «Tant va la cruche à l'eau, qu'à la fin elle se brise». D.D.* (Analyste politique et manager)